KEITH HARING





PEINTURE

 
IL N'Y A PAS QUE LA PHOTO DANS LA VIE... 

 

Keith Haring pionnier du Street Art

Le musée d’Art moderne rend hommage au premier géant new-yorkais du street art. Son grand ami, le couturier Jean-Charles de ­Castelbajac, nous parle de ce «dernier artiste de l’utopie».

 Keith Haring
Keith Haring, artiste américain, naît le 4 mai 1958 à Reading en Pennsylvanie et décède le 16 février 1990 à New York. Sa peinture est proche du mouvement de la figuration libre, entre graffiti et bad painting.

Keith Haring fait l'objet d'une grande rétrospective au musée d'art moderne de Paris jusqu'au 18 aout. Les 250 oeuvres présentées témoignent de l'originalité et de l'engagement de l'artiste américain décédé à 31 ans du sida.



Keith Haring, artiste américain, naît le 4 mai 1958 à Reading en Pennsylvanie et décède le 16 février 1990 à New York. Sa peinture est proche du mouvement de la figuration libre, entre graffiti et bad painting.
Keith Haring s'intéresse très tôt au dessin, qu'il apprend avec son père. Il baigne dans la culture populaire, la musique rock des années 70 et la culture psychédélique. Keith Haring puise son inspiration dans les bandes dessinées, les dessins animés, mais aussi dans les productions du mouvement Cobra.

Keith Haring suit des cours de dessin publicitaire jusqu'en 1978 à la Ivy School of Professionnal Art de Pittsburg où il découvre le travail de Pierre Alechinsky. Il étudie ensuite la School of Visual Arts de New York.

Inspiré par le graffiti et soucieux de toucher un large public, Keith Haring investit les murs du métro de New York avec ses "Subway Drawings" dessinés à la craie sur des panneaux publicitaires recouverts de papier noir.

Keith Haring
Tony Shafrazi devient par la suite son galeriste, permettant à l'artiste de présenter sa première exposition personnelle en 1982, où Keith Haring expose surtout des peintures sur bâche de vinyle.

La griffe Haring, c'est un style facilement identifiable consistant en la répétition infinie de formes synthétiques soulignées de noir. C'est un récit permanent où l'on retrouve bébés à quatre pattes, dauphins, postes de télévision, chiens qui jappent, serpents, anges, danseurs, silhouettes androgynes, soucoupes volantes, pyramides ou réveils en marche, mais aussi sexualité et pulsion de mort.

Derrière l'apparente insouciance de ses dessins, Keith Haring nous parle d'amour, de bonheur, de joie, de sexe, mais aussi de violence, d'exploitation et d'oppression. Vers la fin de sa vie, son oeuvre est marquée par une imagination toujours aussi foisonnante, mais plus complexe depuis qu’il prend conscience de sa séropositivité.
Un des pictogrammes les plus connus de l'artiste est le "bébé rayonnant".
Ami d'Andy Warhol son travail l'amène à collaborer avec des artistes tels que Madonna, Grace Jones, Timothy Leary ou encore William S. Burroughs.


Le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, avec le CENTQUATRE, consacre une rétrospective de grande envergure à l’artiste américain Keith Haring (1958 – 1990). Cette exposition permettra d’appréhender l’importance de son œuvre et plus particulièrement la nature profondément « politique » de sa démarche, tout au long de sa carrière.
Avec près de 250 œuvres réalisées sur toile, sur bâche ou dans le métro, - dont une quinzaine de grands formats seront exposés au CENTQUATRE, cette exposition est l’une des plus importantes jamais réalisées sur cet artiste.
Keith Haring fut l’un des artistes les plus célébrés de son époque, et aujourd’hui encore tout le monde connaît son style incomparable et son répertoire de signes emblématiques. Il a été exposé avec Andy Warhol, Jean-Michel Basquiat, Roy Lichtenstein, Robert Rauschenberg, Jenny Holzer et Daniel Buren, dès la Documenta 7 en 1982 et dans des musées et biennales du monde entier.



Une bonne paire de baskets pour pouvoir échapper aux policiers facilement et quelques craies pour dessiner. C’est avec cet arsenal rudimentaire qu’un jeune artiste malingre a commencé à se faire connaître en recouvrant un nombre invraisemblable de murs de métro new-yorkais dans les années 1980 (voir le début de ce documentaire en anglais). Keith Haring (1958-1990), comète de l’art contemporain, a connu un succès international en moins de dix printemps, avant de s'éteindre à 31 ans.

Par Léo Pajon

"Keith Haring, The Political Line"






















Du 19 avril au 18 août
10 h - 18 h (sf lun.), 10 h - 22 h le jeu.
11, avenue du Président-Wilson 75016 Paris
8 euros / 11 euros
Tél. : 01 53 67 40 00

5, rue Curial 75019 Paris
13 h - 19h30 (sf lun.)
5 euros / 8 euros
Tél. : 01 53 35 50 00







Citations Keith Haring



"Après, quand j'ai vu qu'il y avait partout dans les couloirs du métro de ces surfaces noires, j'ai compris quelle découverte j'avais faite. Tout à coup, tout allait ensemble. Tout ce que j'avais vu et observé ces dernières années à New York prenait soudain un sens. Je venais de trouver une possibilité de travailler avec les graffitistes sans les imiter, car je ne voulais pas peindre sur les rames, je n'avais pas envie de me glisser dans les dépôts pour peindre en douce l'intérieur ou l'extérieur des wagons. A vrai dire, en dessinant sur les surfaces noires, j'étais encore plus vulnérable et à la merci des policiers - c'était une entreprise plutôt risquée."
"Dessiner à la craie sur ce papier noir et tendre, c'était une toute nouvelle expérience pour moi. C'était une ligne continue, on n'avait pas besoin de s'interrompre pour tremper un pinceau ou quoi que ce soit d'autre dans la peinture. C'était une ligne continue, une ligne vraiment très puissante sur le plan graphique, et on était astreint à des limites temporelles. Il fallait travailler aussi vite que possible. Et on ne pouvait rien corriger. Il ne pouvait donc pour ainsi dire pas y avoir d'erreurs."
"Dans le métro, les dessins sont, par nécessité, rapides et simples. Il ne s'agit pas seulement de faciliter la lecture, mais d'éviter également d'être arrêté. Sur le plan technique, ce sont toujours des graffitis. Parce que ce n'est que de la craie, que les supports sont temporaires, il est difficile de parler de vandalisme. Toutefois, les réactions des policiers varient selon les individus. Je me suis souvent fait prendre. Certains flics m'ont donné une amende de 10 dollars, d'autres m'ont passé les menottes et emmené. Au moment où ils m'ont relâché, la plupart m'ont dit qu'ils aimaient mes dessins, mais qu'ils faisaient simplement leur boulot. Plus d'une fois, il m'est arrivé d'être emmené au poste, les menottes aux poignets, par un flic qui se rendait compte avec consternation que les autres flics du secteur étaient mes fans, qu'ils voulaient me rencontrer et me serrer la main."


“Mon travail dans le métro était à mi-chemin entre le dessin et le spectacle vivant. C'est là que j'ai appris à dessiner en public et cela a été pour moi comme une expérience philosophique et sociologique. Je peignais dans la journée, donc il y avait toujours des tas de gens en train de me regarder. J'ai eu d'innombrables échanges et confrontations avec eux. Certains me regardaient dessiner, fascinés. D'autres me disaient que je n'avais rien à faire ici, que je ferais mieux de trouver un autre endroit où faire mes gribouillis."

"Les gens comprennent mon oeuvre, qui se lit comme un livre d'images. Je donne des figures simples, mais en même temps complexes, comme des idéogrammes."

"Une des choses qui m'intéressent le plus est le rôle du hasard dans des situations - laisser les choses arriver d'elles-mêmes. Mes dessins ne sont jamais planifiés à l'avance. Je n'esquisse jamais de plan pour un dessin, même pour des peintures murales gigantesques. Mes dessins des débuts, toujours abstraits, étaient remplis de références à des images, sans jamais montrer d'images spécifiques. Ils sont plus comme l'écriture automatique ou l'abstraction gestuelle."

"Ma contribution au monde est ma capacité à dessiner. Je veux dessiner autant que je peux, pour autant de gens que je peux, et aussi longtemps que je peux." 


"L'année de mes 21 ans, j'ai passé l'été à enseigner l'art dans une maternelle à Brooklyn. C'est de loin l'été le plus gratifiant que j'ai passé de ma vie. Il n'y a rien qui me rende plus heureux que de faire sourire un enfant. La raison pour laquelle le bébé est devenu mon logo, ma signature, est que c'est l'expérience la plus positive, la plus pure que contienne l'expérience humaine. Les enfants personnifient la vie dans sa forme la plus joyeuse. Les enfants ne s'arrêtent pas à la couleur de peau, ils sont libres de toutes les complications, de la vénalité et de la haine qu'on leur instillera peu à peu par la suite."

"Si je peux avoir cet effet sur les enfants, alors c'est la chose la plus importante et utile que je me dois de faire. Toucher la vie des gens de manière positive est l'idée la plus proche que je peux me faire de la religion. Les enfants savent des choses que la plupart des gens ont oubliées. Les enfants ont cette fascination dans leur vie de tous les jours qui est précieuse et pourrait aider tant d'adultes s'ils prenaient le temps de la comprendre et de la respecter. J'ai maintenant 28 ans à l'extérieur et à peine 12 ans à l'intérieur de moi-même. Et je veux rester ce petit garçon de 12 ans jusqu'au dernier jour."


"Dès mon arrivée à New York, j'étais intrigué, fasciné même par les graffitis que je voyais dans la rue et le métro. A l'école des Arts Visuels, j'ai rencontré Kenny Scharf, et il est devenu un de mes amis les plus proches. Kenny était cool parce qu'il ramenait constamment à l'atelier de sculpture de l'école des choses qu'il trouvait dans la rue ; en particulier des téléviseurs abandonnés ou cassés, des néons, des choses dans ce genre. Il avait ce pistolet à colle et il collait tous ces trucs ensemble."

"Le Club 57 est devenu le véritable point de ralliement du quartier. C'était un endroit complètement unique que nous faisions tourner à quelques-uns. Pour moi, ce lieu ne représente pas seulement des nuits passées à danser, à boire, à coucher à droite à gauche, à m'amuser et à faire le fou, mais c'est aussi le point de départ d'une véritable carrière d'organisateur de happenings et d'expos. Tous ces gens qui gravitaient autour du Club 57 sont devenus plus tard des figures incontournables de la scène artistique."

"Tout au long des années 80, je savais que j'étais un candidat au sida. Je le savais parce qu'il y avait à chaque coin de New York de vastes opportunités de sexe facile et que je ne m'y suis jamais soustrait."

"Je n'ai pas renoncé au sexe, mais je pratiquais le safe sex ou du moins ce qu'on entendait par là à cette époque. J'ai pris conscience que je devais me protéger."

"Je ne comprends pas pourquoi l'establishment artistique américain - les musées - continue à se dresser contre mon travail. D'un certain point de vue cette résistance me réjouit car elle me donne quelque chose contre laquelle je peux lutter. Comme cela a toujours été le cas, je ne trouve pas de soutien auprès des musées ou des conservateurs mais auprès des gens du peuple." 



Expositions Keith Haring 
Keith Haring, virtuose du dessin, a étudié à la School of Visual Arts à New York. Génie de la ligne, travailleur incessant et rapide, il a énormément produit, réalisant ses œuvres en écoutant de la musique. Il a utilisé de multiples supports et eu recours aux medias de son époque allant jusqu’à commercialiser des produits dérivés dans son célèbre Pop Shop à partir de 1985.
Les messages et les idées politiques qu’il a véhiculés ne constituent pas seulement une part de son héritage, mais ont considérablement influencé les artistes et la société. Ses « subway drawings » réalisés dans le métro, ses peintures, ses dessins et sculptures, étaient porteurs de messages de justice sociale, de liberté individuelle et de changement. Icône du Pop art, artiste subversif et militant, Keith Haring a multiplié les engagements tout au long de sa vie : très jeune, il était animé par une envie de transformer le monde.
En utilisant délibérément la rue et les espaces publics pour s’adresser au plus grand nombre, il n’a cessé de lutter contre le racisme, toutes sortes d’injustice et de violence, notamment l’Apartheid en Afrique du sud, la menace nucléaire, la destruction de l’environnement, l’homophobie et l’épidémie du sida (dont il est mort non sans avoir créé une fondation caritative au profit de la lutte contre la maladie). Le parcours de l’exposition rend compte de ses prises de position critiques.

Cette exposition majeure se devait d’être organisée à Paris. En effet, présenté dès 1984 par l’Arc, au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris dans l’exposition Figuration Libre France/USA, aux côtés de Robert Combas, Hervé Di Rosa, Jean-Michel Basquiat… Keith Haring a séjourné, travaillé et exposé à de nombreuses reprises à Paris, ville qu’il affectionnait particulièrement.

Keith Haring / The Political Line*,  Grands formats au 
Le CENTQUATRE prolonge la rétrospective en présentant les œuvres grand format de l'artiste, notamment l'une de ses plus importantes, Les Dix Commandements, créée en 1985. Cette pièce monumentale composée de dix panneaux de sept mètres de haut, inspirée de la Bible et réinterprétée par le créateur : dix commandements revisités à coup d'aplats rouges, de signes du diable et de l'enfer, de dollars et de têtes de serpent…
http://www.104.fr/
* La Ligne Politique

Commissaires : Dieter Buchhart et Odile Burluraux



À TRAVERS LA PRESSE
Keith Haring, l'homme qui faisait parler les murs de Manhattan
REPORTAGE | Hyperactif et contestataire, le plasticien Keith Haring a irrigué la contre-culture new-yorkaise des années 1980. Le musée d'Art moderne de la Ville de Paris lui consacre une grande exposition.
Le 20/04/2013 à 00h00 - Mis à jour le 02/05/2013 à 18h54
Yasmine Youssi - Télérama n° 3301

Keith Haring, 1983. Photo de Tseng Kwong Chi. © Muna Tseng Dance Projects , Keith Harin g FDN , New York
Il a débarqué à Manhattan de sa Pennsylvanie natale, après avoir convaincu ses parents de le laisser abandonner un cursus de dessin industriel pour rejoindre la prestigieuse School of Visual Arts (SVA) de New York, dans la 23e Rue. Grande tige dégingandée, visage de premier de la classe mangé par une énorme paire de lunettes, bouclettes éparpillées sur le crâne, le jeune homme déborde déjà de cette énergie contagieuse qui aimante ceux qui l'approchent.
Nous sommes à l'été 1978. Keith Haring n'a pas encore fêté ses 20 ans. Il lui reste douze ans à vivre. Douze ans pour imposer une oeuvre puissante, politique, sans cesse renouvelée, comme le montrent aujour­d'hui deux expositions, au musée d'Art moderne de la Ville de Paris et au Centquatre. Douze ans pour donner, avec son copain mais non moins rival Jean-Michel Basquiat, des lettres de noblesse à un art issu de la rue, avant d'être emporté par le sida. Cette décennie charnière a encore vu le monde de la finance s'emparer du marché de l'art, et bouter les artistes underground hors de Manhattan. New York, phénix éternel de l'Amérique, y est sortie de la faillite pour se transformer en un luxueux centre commercial ultra sécurisé.
Amis proches
« La School of Visual Arts nous encourageait à explorer tous les styles, toutes les disciplines, grâce à des artistes venus de tous les horizons, qu'il s'agisse du conceptuel Joseph Kossuth, ou d'autres proches du pop art », se souvient son ancien condisciple Peter Hristoff, désormais artiste-enseignant. « L'école a été d'une importance décisive pour Keith, reconnaît Julia Gruen, son ancienne assistante. Elle lui a apporté la confirmation qu'il était un artiste. Il y a rencontré ses amis les plus proches, et d'autres comme Basquiat, qui y passait souvent. »
Julia Gruen nous entraîne à la Keith Haring Foundation située dans le dernier atelier de l'artiste, sur Broadway, dans l'East Village. Sur le palier, sur un mur émeraude, un serpent argenté montre le chemin. Le studio est inondé de lumière. Les murs et le sol en damier portent encore les traces des oeuvres ici réalisées. Les étagères croulent sous les livres et les produits dérivés, vendus en ligne depuis que le Pop Shop (qu'il avait ouvert en 1986, au 292, Lafayette Street) a fermé ses portes, en 2005, lorsque le loyer est passé à 10 000 dollars. Tout a été conservé, ses oeuvres comme ses baskets ou ses paires de lunettes, d'une foudroyante intimité.


Reagan Ready to Kill, 1980, Collage de coupures de journaux et ruban adhésif sur papier, 21,6 x 27,9 cm. © Keith Haring Foundation

Keith Haring a toujours vécu et travaillé dans l'East Village. Avec la désindustrialisation des années 1960, le sud de Manhattan s'est trouvé abandonné aux plus pauvres, aux clochards, aux junkies, à la criminalité. « Le quartier avait l'air d'avoir été bombardé », écrit Andy Warhol dans son journal, le 18 décembre 1979. Nombre d'immeubles étaient laissés à l'abandon par leur propriétaire, parfois incendiés, souvent squattés par les artistes, qui trouvaient là de quoi se loger pour rien. Comme ils avaient aussi compris que les portes des galeries de Soho et de la 57e Rue leur étaient fermées, ils transformèrent la multitude d'espaces offerts par l'East Village en lieux alternatifs. Tel le PS 122, au coin de la 9e Rue et de la Ire Avenue, une ancienne école publique en brique rouge.



Keith Haring superstar : l'œuvre de l'Américain surdoué s'installe à Paris avec trois expositions, plus ou moins réussies. Une rétrospective au Musée d'art moderne de la Ville de Paris, les grands formats au Cent Quatre et l'hommage de la styliste Maripol Chez Colette.  


Le soir, du fait de l'exiguïté des appartements, ils se donnent rendez-vous dans des clubs, parties intégrantes alors du monde de l'art. Keith Haring évolue entre le Paradise Garage (84, King Street), premier club gay multiculturel, et le Club 57, niché au 57, St Mark's Place, dans les sous-sols d'une ancienne église polonaise, aujourd'hui transformée en centre de désintoxication. L'artiste et ses amis, Madonna, les plasticiens issus du graffiti Kenny Scharf et Futura 2000, Cyndi Lauper ou Klaus Nomi s'y retrouvent autant pour parler art que pour échanger les derniers potins ou écouter du hip-hop.
Esthétique artisanale
Mais le Club 57 est aussi un haut lieu de la performance, dans lequel Keith Haring et les autres montent des expositions personnelles ou collectives, se produisent sur scène ou organisent des marathons de dessins animés. « Il y avait là un sentiment très fort d'appartenance à une communauté, explique Julia Gruen. Tous ces artistes travaillaient ensemble, se soutenaient. » Ils ont en partage l'esthétique artisanale du do it yourself (« fais-le toi-même »), ainsi qu'une critique virulente de la société et des institutions. La plupart touchent à tout, excellent dans le dessin comme dans la peinture, le graffiti, la fresque, la performance ou la vidéo. C'est grâce à eux que les plasticiens d'aujourd'hui n'ont plus à se spécialiser dans une discipline ou une autre.

A New York, Keith Haring s'est tout de suite senti chez lui, accepté pour la première fois de sa vie comme artiste et homosexuel. Lui qui a toujours voulu faire un art accessible trouve dès 1980 dans le métro un extraordinaire terrain de jeu. Il y prend pour toile les panneaux publicitaires vacants, recouverts d'une feuille de papier noir. Il travaille vite, jus­qu'à quarante dessins par jour, à la craie, d'un trait, sans travail préparatoire. Son oeuvre tranche avec le minimalisme et le conceptualisme ambiants.
Souvent portée par des couleurs pures, toujours éclatantes, elle tient à la fois du dessin, de la peinture et de la performance, et se révèle immédiatement lisible avec ses figures simplifiées et récurrentes, héritées du cartoon. Il y a parmi elles ce chien qui figure tour à tour l'autorité ou la rébellion, des écrans de télévision qui dénoncent la culture de masse, ou ce « Radiant Baby », symbole d'innocence et d'énergie. Haring travaille sur tous les supports – bennes à ordures, paires de lunettes, murs de la ville –, défie les règles du marché de l'art. Et ça marche. En quelques mois, les New-Yorkais, la presse se demandent qui est la personne qui se cache derrière ces dessins qui inondent rues et métro.
Taguer au MoMa
Il s'est aussi dégoté un galeriste : Tony Shafrazi. D'origine iranienne, artiste à ses débuts, premier à avoir exposé Basquiat, Shafrazi a défrayé la chronique le jour où il s'en est allé taguer Guernica au MoMA, pour, dit-il, « réactiver l'oeuvre de Picasso en pleine guerre du Vietnam ». Chassé de Téhéran par la révolution islamiste, il ouvre en 1979 à New York une galerie dans son appartement, sur Lexington Avenue. Cette année-là, l'un des artistes qu'il représente, Bill Beck­ley, lui adresse un élève de la SVA pour l'aider à accrocher les expositions.
« Keith Haring n'a pas profité de la situation, déclare Shafrazi, qui nous reçoit, cheveux blancs en bataille, dans son imposante galerie de Chelsea. J'ai dû lui demander ce qu'il faisait pour qu'il me donne enfin à voir une petite carte. Un choc. » Il le programme dans une exposition collective dès 1981. Et lui propose sa première expo solo en 1982 dans sa galerie du 163, Mercer Street, désormais occupée par une boutique Marc Jacobs. « Ses oeuvres sur papier étant trop fragiles, je lui ai suggéré de faire de la peinture sur un support qui lui convienne. Je savais qu'il ne voulait pas travailler sur toile. Il a opté pour des bâches en vinyle, en a peint une trentaine pour l'exposition, vendues 2 500 dollars pièce. Aujourd'hui, elles valent entre 5 et 7 millions. »

Keith travaille comme un fou. Expose bientôt dans les plus grands musées du monde à l'exception des institutions américaines, fait la fête, fréquente les célébrités que lui présente Andy Warhol, aussi fasciné que jaloux de ces jeunes artistes. Sa cote s'envole. Dès 1983, le marché de l'art a explosé, perfusé à l'argent de la reprise économique, des records battus à Wall Street depuis l'arrivée de Reagan au pouvoir, de la drogue qui inonde New York. L'art, comme l'immobilier, est devenu moyen de spéculation. Plus de deux cents galeries ouvrent dans l'East Village. Mais sa notoriété n'empêche pas Haring de continuer à travailler dans le métro, sur les murs de la ville. De toutes ses fresques de rue, seule subsiste celle de la 128e Rue au coin de la IIe Avenue, dans un parc pour enfants, « Crack is wack » (« le crack c'est de la merde »), inspirée par l'un de ses assistants, complètement détruit par cette drogue.
Cancer gay
« L'oeuvre de Keith Haring est plus réfléchie que ce qu'on pouvait croire, explique Odile Burluraux, la commissaire de l'exposition parisienne. Il avait des convictions politiques fortes qu'il défendait dans ses oeuvres, dénonçant le racisme, le nucléai­re, les massacres commis au nom de la religion, le colonialisme et l'homophobie. » D'autant qu'un fléau venu de nulle part s'est abattu sur la communauté homosexuelle, décimant des pans entiers de la population dans l'indifférence générale des pouvoirs publics. En ce début des années 1980, on appelle ça le cancer gay. Haring apprend sa séro­positivité en 1988. Il sait qu'il a peu de temps à vivre et beaucoup à faire. Il s'engage aux côtés d'Act up, exécute une fres­que hardcore dans les toilettes du Center, centre lesbien, gay, bisexuel et transgenre de la 13e Rue (1) . Ses personnages, jadis si insouciants, se transforment en martyrs perforés de flèches assassines, quand ils ne sont pas entassés les uns sur les autres, comme l'étaient les victimes de l'Holocauste.
Il travaillera jusqu'à la fin. Avec acharnement. « J'ai totalement perdu la faculté de séduire et de trouver du plaisir à l'art de la séduction – alors que c'était la source de mon inspiration dans mon travail et dans ma vie », écrit-il dans son journal le 6 mars 1989. « Début janvier 1990, il est tombé malade. Un jour, il a appelé et m'a dit d'une voix très faible "je ne pense pas que je pourrai venir au studio aujourd'hui" , souffle Julia Gruen. C'était le début de la fin. » Keith Haring est mort le 16 février de cette année-là.

Keith Haring n'est pas mort à New York en février 1990, à 31 ans, des suites du sida. Il vit et travaille à Paris, comme le veut la formule consacrée de l'art. Star subversive du street art, ce dessinateur-né a été fêté dans un tourbillon de musique, de happenings et d'œuvres qui se répondent en un langage nouveau, signalétique et direct comme un feu vert à Manhattan. Comme tous les peintres au musée, il reste jeune pour l'éternité. Énergumène aux cheveux frisottés et aux grosses lunettes rondes de clown, il regarde en dehors du tableau, comme à la recherche d'une ligne de fuite (Self-Portrait, 1985). Le Musée d'art moderne de la Ville de Paris est littéralement balayé par le souffle décapant de cet artiste grave derrière l'éclat de la couleur et virtuose derrière la simplicité du trait qui danse. Un choc visuel, tout en messages, en questions et en émotions.
Une énergie vitale transporte cet ensemble jamais réuni de quelque 250  œuvres, bâches, dessins, tableaux, céramiques et autres totems géants parcourus par cette nouvelle langue des signes. On monte à plus de 360, si l'on isole chaque élément des nombreuses séries historiques exposées (Storyboard, spectaculaire accrochage, dès la première salle, qui reconstitue l'exposition clé chez Tony Shafrazi à New York en 1980). «Qu'est-ce que cela change?», s'interroge-t-on en lisant la longue liste des expositions monographiques qui ont porté Keith Haring, mort ou vif, du Pittsburgh Center for Arts (1978) à la Kunsthalle de Vienne (2010), du Ludwig Museum de Budapest au Musée d'art contemporain de Lyon (2008). Ou, plus prosaïquement, des enchères de New York à la dernière foire d'Art Basel Miami Beach.
Chaque pièce de son œuvre est porteuse d'un message directement politique
Dieter Buchhart
«Tout simplement la mesure de l'artiste», souligne Fabrice Hergott, pas fâché que son musée rende sa taille héroïque à ce prince du street art. Keith Haring est souvent résumé à sa formule pop, à un tee-shirt rouge ou noir sur lequel figurent un bébé rayonnant, un chien qui aboie, un corps transpercé d'un soleil, une soucoupe volante des années 1950, un cœur avec deux croix, un sexe dressé comme une arme (son Pop Shop fut l'adresse miraculeuse au 292 Lafayette Street à Soho). Tout un codex apparemment gai - dans les deux acceptions du terme - qui semblait emprunter à la fureur de vivre des années 1980 à Manhattan, avant l'hécatombe de la drogue et du sida (à déguster, le polaroid de ­Madonna, si jeune et fraîche sous sa perruque rose de japonaise). C'est tout le propos de cette rétrospective bluffante par sa réunion de famille in extenso, les ­leçons sous-jacentes qu'elle en tire ­visuellement… Et les prêts princiers qu'elle a obtenus: tableau phare mis en couverture du catalogue, le héros ­traversé par les chiens, peint sur une ­bâche jaune ­soleil en 1982, est prêté par la Sheikha Salama Bint Hamdan al-Nayan, autrement dit la famille régnante d'Abu Dhabi!
Prévenez les allergiques à l'esprit clairement engagé: Keith Haring, c'est politique. Le point de départ des commissaires de cette exposition «Keith Haring. The Political Line», Dieter Buchhart et Odile Burluraux, n'est pas une théorie fumeuse de plus. Tout est là, dans le cadre. «Chaque pièce de son œuvre est porteuse d'un message directement politique, analyse Dieter Buchhart. Au sens de l'individu dans l'espace public. Pour la liberté d'expression avec sa série de dessins à la craie dans le métro de New York. Pour le droit d'être différent et heureux avec tous ses dessins qui célèbrent l'amour libre. Contre l'homophobie, mais aussi le racisme aux États-Unis et la ségrégation en Afrique du Sud. Contre le capitalisme et ses excès d'esclavagiste.»
Prévenez les parents, soucieux d'une enfance à jamais innocente: Keith Haring, c'est sexe. Comme chez son compatriote Robert Crumb. Le plus souvent entre hommes (Safe Sex, acrylique sur toile fort explicite, 1985), les femmes étant plutôt réservées à la maternité ou à la conception du monde, tota mulier in utero. Parfois - et c'est le plus terrifiant de ces fresques primitives si pimpantes avec leur rose, leur vert salade, leur mauve psychédélique - entre victimes et bourreaux, duels cruels entre chiens et loups (énorme diptyque de 1984 aux chiffres de l'Apocalypse, 666, qui sublime les défunts en anges parmi les ovnis).
Prévenez les sceptiques: Keith ­Haring, c'est géant. Par les formats, par la variété des matériaux, de la voiture à l'énorme céramique maya, par la déclinaison du signe, joyeux, vivant jusqu'à la mort, atroce punition de la condition humaine.
«Keith Haring. The Political Line», jusqu'au 18 août au Musée d'art moderne de la Ville de Paris.

Keith Haring, l'énergie vitale de l'art

Keith Haring: la vie en rose

Untitled, 1984. Keith Haring et LA II détournent le David de Michelange (au premier plan). Crédits photo : Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro
Le Musée d'art moderne de la Ville de Paris dévoile le militant derrière le diable de la ligne parfaitement graphique. Une exposition choc.

Keith Haring, on aurait tort de croire que c'est une affaire entendue. Ce prince du Street Art (1958-1990) a laissé parler pour lui son langage des signes, inventif, joyeux, entraînant. Gai, forcément gai pour ce militant homosexuel, mort à 31 ans, des suites du sida. Un vocabulaire visuel d'une lisibilité graphique a priori trop parfaite pour être dérangeante, sévère ou alarmiste. Et pourtant, derrière leur profil stylisé en rouge, les chiens loups hurlants comme des dieux sauvages sur la grande bâche jaune or piétinent allègrement un monceau de corps inertes aux yeux absents (Collection Terra Motus du Palazzo Reale Caserta). Un trait à la fois net et limpide, simple comme bonjour. Et pourtant, cet homme rouge cerné de vert comme un feu vert au passage piéton, brise le bâton, symbole de l'oppresseur et de la violence policière (Untitled, 1982, icône de la Collection Roger Barnett).
Une palette vive, contrastée et même criarde comme les fluos qui recouvrent le David de Michel-Ange (ci-dessus), la Statue de la ­Liberté ou La Petite Sirène de Copenhague. Et pourtant, il y a un certain maléfice avec le Portrait of Andy ­Warhol, 1984, acrylique sur toile hallucinante comme les yeux de Kaa le python dans Le Livre de la jungle, effet optique ­garanti à voir sous lumière noire. Des hommes dessinés comme des figures géométriques inoffensives ou de gentilles abstractions descendues des fresques mayas. Et pourtant, la frise qui court sur l'énorme vase Tinaja en terre cuite (1982-1983) raconte l'homme nu face à la persécution.
L'Apocalypse dans toute son horreur

Untitled, 1984. Émail sur bois gravé. 216x20MARMARA/LE FIGARO
Des bébés qui irradient comme des soleils et qui ont fait la renommée du Pop Shop de Keith Haring au 292 Lafayette Street à Soho (le Centquatre reconstitue celui de Tokyo). Et pourtant, cette innocence première est malmenée par un monde adulte, obsessionnel, violeur, brutal, indifférent à l'individu réduit à l'état de chair (The Marriage of Heaven and Hell, énorme acrylique sur toile de 1984 inspirée du poème de William Blake et sortie pour Paris de la Collection Keith Haring Foundation). Des sexes mâles essaimés partout, répétés comme des symboles, croqués sans malice comme de mignons dessins d'enfant (Manhattan Penis Drawings for Ken Hicks, 88 dessins au crayon noir, qui envahissent la ville, Tiffany's, le MoMA, Gucci). Et pourtant, la première salle qui recrée l'exposition pionnière chez le galeriste Tony Shafrazi à New York en 1982, met la torture en BD à la Amnesty International (ce story-board pose tous les codes graphiques et les thèmes d'action de Keith Haring).
Les couleurs sont sucrées, voire enfantines, tendres comme des dessins animés et glamour comme le pop art d'Andy dandy. Et pourtant, c'est l'Apocalypse dans toute son horreur sous le mauve de la créature aux trois yeux et le rose fluo de ses langues multiples qui violent les femmes ou hommes, petits acrobates jaunes écartelés (énorme diptyque du 20 octobre 1984). La créature difforme (cf. le tableau dans la photo en haut), rose chair, est un drôle de monstre qui régurgite un flot vert sapin comme un jeu de Lego. Et pourtant, cette truie incarne le capitalisme vorace que les rares rescapés tètent goulûment (prêt sans ironie de l'homme d'affaires Eli Broad, magnat californien aux deux musées privés). Keith Haring, c'est la vie en rose. Mais sous-titrée de noir.

Keith Haring au Musée d'art moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président-Wilson (XVIe). Tél.: 01 53 67 40 00. Horaires: du mar. au dim. 10 h-18 h, noct. jeudi (22 h). Jusqu'au 18 août. Cat.: «Keith Haring, the Political Line», Éd. Paris Musées (34 €).
Au Centquatre, en extralarge

Les sculptures monumentales de Keith Haring au 104.
Acte I, au Musée d'art moderne de la Ville de Paris (XVIe). Déjà, les céramiques d'inspiration maya et les ­totems des Amérindiens surprennent par leur volume surdimensionné au cœur de la rétrospective plus acide que prévu. Acte II, au nord de Paris (XIXe). Le Cent­quatre prend le relais et livre son bel espace aux sculptures acrobates de Keith Haring et à ses projets hors normes. Une vingtaine de grands formats sont montrés, pour la plupart pour la première fois.
Les sculptures monumentales, de plus de 5 m de haut et pesant plusieurs tonnes, défient la gravité et dansent comme des figures échappées du dessin. Salto arrière, pont de gymnaste, danse barbare d'un chien-loup géant descendu des cimaises, tout le petit monde symbolique du street artist sème la couleur comme un zigzag dans l'espace. Adresse légendaire à New York disparue désormais de Soho, le Pop Shop de Keith Haring existe ici dans sa version ­japonaise créée à Tokyo en 1988. Du sol au plafond, la ­ligne noire couvre tout le blanc, muant l'espace clos en un cerveau inversé tout en circonvolutions.
Plus frappant encore, la série des Dix Commandementsdisposés comme des fenêtres de cathédrale dans un espace au noir. «Je ne m'en souvenais pas bien, j'ai donc relu la Bible et opté pour l'antithèse, montrant le voleur pour le commandement “Tu ne voleras point”. Tout est devenu métaphore», confia Keith Haring au magazine Rolling Stone en 1989. Cet admirateur de Braque, Picasso et Brancusi revendiqua Matisse pour la simplicité de sa ligne.
Keith Haring, Grands Formats au Centquatre, 5, rue Curial (XIXe). Jusqu'au 18 août.


Keith Haring (1958-1990), ses bébés irradiants, ses chiens aux gueules de crocodile, ses bonshommes flexibles, représentés gaiement en de larges lignes noires sur fond de couleurs criardes –et reproduits à l’envi sur des mugs, des tee-shirts et des cartes postales… Voilà l’image la plus connue de Keith Haring, une des comètes de l’art contemporain américain, mort à trente-deux ans du sida. L’artiste est lui-même responsable de cette image superficielle puisque cet adepte d’un art commercial à la Warhol avait ouvert, dès 1986 à Soho, un Pop shop dans lequel il commercialisait ses produits dérivés. Mais ce que le musée d’art moderne de la ville de Paris donne à voir est bien moins anecdotique.

Selon un des commissaires de l’exposition, Dieter Buchhart, «Keith a fait du dessin avec de la peinture. La masse de son œuvre (600 toiles et moult œuvres sur papier) montre qu’il est l’artiste le plus engagé politiquement dans le New York des années 1980.» La rétrospective parisienne nous incite à décrypter ses messages. Des hiéroglyphes contemporains qui peuvent revêtir des significations différentes d’une composition à l’autre. Le plus souvent, le chien exprime l’agressivité, le bébé la naïveté, le bonhomme, une conscience de l’homme en société. Le 12 janvier 1979, Keith écrit dans son «Journal» (chez Flammarion): «Il y a beaucoup à apprendre des concepts stylistiques des Egyptiens et de leur utilisation des symboles. […] C’est pour cela que j’aime tant utiliser les images calligraphiques, des formes hiéroglyphes, des structures de base communes à tous les peuples de l’histoire et donc intéressantes aussi pour nous.» Haring a juste vingt et un ans. Il cherche un langage universel.
Argent, racisme, sexualité…
Ses préoccupations transparaissent dans les 260 travaux exposés au musée d’art moderne. Pour dénoncer les excès de la médiatisation, il représente en 1982 l’un de ses personnages typiques en noir sur fond blanc, avec une télé à la place de la tête. Le dieu dollar est un monstre difforme qui mange les hommes. Le racisme lui inspire une de ses plus remarquables toiles. Dans «Les dieux de la rage», de 1988, le personnage principal est noir. Il a brisé ses chaînes et monte sur un podium sportif en portant une grande couronne dorée. Il est aussi question de liberté sexuelle et de prévention du sida. Mais cette exposition laisse surtout éclater avec une intensité surprenante, notamment dans les grands formats, la force picturale de Keith Haring.
Judith Benhamou-Huet

"Keith est entré dans ma vie comme une étoile filante, raconte-t-il encore. Une amitié soudaine et évidente qui a duré trois ans. Il m'avait été présenté par Sydney Picasso et m'avait acheté un manteau en ours en peluche pour l'offrir à Madonna. Quand je pense à lui me revient cette phrase de Cervantes: "Garde toujours dans ta main la main de l'enfant que tu as été". Pour beaucoup, Keith Haring apparaît comme naïf; moi, je vois aussi dans son travail des fêlures de l'enfance, une période qui fonde l'imaginaire. Quand il venait à la maison, nous faisions des cadavres exquis en famille, avec mes fils Louis-Marie et Guilhem.  


Jean-Charles de Castelbajac et Keith Haring.
Archives de Jean-Charles de Castelbajac



EXPOSITION - 
Article publié le : lundi 22 avril 2013 à 17:04 - Dernière modification le : lundi 22 avril 2013 à 18:59

Keith Haring à Paris

Untitled, 9 avril 1985, Collection particulière.
Keith Haring Foundation
Le Musée d'Art moderne de la ville de Paris et le centre culturel Centquatre présentent jusqu'au 18 août une rétrospective de l'artiste américain Keith Haring (1958-1990). The Political Line réunit 250 œuvres : bâches, dessins, tableaux, céramiques, dans un ensemble jamais rassemblé en France. Véritable icône pop et star subversive de l'art, Keith Haring a été l'un des artistes les plus connus de son époque. En utilisant les espaces publics, il a lutté contre le racisme, le capitalisme, l'homophobie, et l'épidémie du sida.

L'affiche de l'exposition présente l'une des peintures emblématiques de Keith Haring qui nous transmet le message de cet artiste de génie, mort prématurément du sida en 1999, à l’âge de 31 ans. « C’est une bâche jaune et on a une figure en noir, bordée de rouge, qui lève les bras vers le ciel, explique la commissaire de l’exposition Odile Burlulaux. Et cet individu présente un énorme trou dans son estomac. À travers ce trou viennent passer des chiens qui sont en fait tous les mouvements qui nous animent, mais aussi toutes les coercitions, toutes les obligations qui nous sont imposées, tout ce que nous acceptons et qui peut nous déchirer ou de nous faire mal. »
Pour la première fois, dans cette exposition, on met l'accent sur la dimension politique de l'œuvre de Keith Haring. Il s'est engagé à côté des communautés d'artistes noirs ou homosexuels, des artistes issus du milieu du hip-hop, et dans la lutte contre le racisme, comme dans cet hommage à Michael Stuart, un graffiteur mort en prison. « On voit deux croix rouges qui montrent les deux endroits où, selon lui, le racisme est terrifiant : ce sont les États-Unis et l’Afrique du Sud. Il se déverse de cette planète un flot de sang dans lequel viennent mourir des personnes de toutes couleurs. On y voit aussi la dénonciation des personnes qui ne font rien, alors qu’il pense vraiment, en tant que citoyen, on a la possibilité de se manifester et d’agir et de changer le sens des choses. »
 

Tout au long de sa courte vie, Keith Haring a peint pour dénoncer les abus de la société : la menace nucléaire, celle des multimédias, l'illettrisme, la drogue et le sida. Au Centquatre, on est pris par l'émotion devant les peintures de son œuvre monumentale Les Dix commandements, un ensemble de dix panneaux de sept mètres de haut. « Il a pris le principe des Dix Commandements pour dire : j’ai envie de donner dix attentions, dix règles, dix précautions, que les individus doivent prendre. Mais, poursuit José Manuel Gonçalves, le directeur du centre culturel Centquatre, c’est totalement métaphorique, parce que, après, il y a des signes qui sont très clairement envers l’État : l’argent par exemple. Attention à la cupidité. Il a donc repris le principe des Dix Commandements comme idée, et puis, il l’a développé d’une manière complètement différente. »
 
À travers la Fondation qu'il a créée en 1988 pour les enfants défavorisés et lutter contre le sida, le combat de Keith Haring continue encore aujourd'hui.

DERNIÈRE MODIFICATION : 25/04/2013 

Keith Haring, un virtuose de la craie devenu militant


Artiste prolifique du street art, contempteur du capitalisme et de la religion, militant homosexuel, Keith Haring a connu le succès dans une Amérique prude, sous l'ère Reagan. Jusqu'au 18 août, Paris lui offre une rétrospective de plus de 250 œuvres.



À Paris, Keith Haring (1958-1990) avait connu précocement la reconnaissance du monde de l'art dès le milieu des années 1980, alors que son œuvre ne faisait qu'éclore à New York. En 2013, deux lieux parisiens ouvrent une vaste rétrospective consacrée à l'artiste du pop art et du street art, dans une exposition conjointe à la hauteur de la profusion de l'artiste : 250 œuvres sont accrochées sur les murs du Musée d'art moderne de Paris et au centre culturel Le Centquatre, jusqu'au 18 août.
S'attachant à un Keith Haring militant, de tous les combats contre le sida, la consommation de masse et la religion oppressante, le nucléaire et la destruction de l'environnement, la double exposition permet de redécouvrir et de comprendre l'artiste, au-delà des bonshommes gais, colorés et sautillants qui ont fait sa notoriété.
La famille new-yorkaise
Keith Haring a vingt ans lorsqu'il quitte sa Pennsylvanie natale où il suivait des études d'art publicitaire à Pittsburgh, pour plonger dans le grand bain de la "Big Apple" en 1978 : New York lui permet d'assumer pleinement son homosexualité et son art, et de se former à la prestigieuse School of Visual Arts.
L'artiste s'empare des espaces publicitaires à fond noir laissés vacants dans le métro new-yorkais, pour y inscrire ses messages avec de la craie blanche. Éphémères, non-signées, réalisées rapidement et à profusion (il y en a eu 5 000), ses œuvres "subway drawings" le rendent populaire et reconnaissable entre tous. Il crée aussi plusieurs œuvres sur les murs des clubs new-yorkais, qu'il fréquente assidûment.
Keith Haring participe à l'ébullition artistique de l'East Village à New York, et y côtoie le graffeur Kenny Scharf, le peintre Jean-Michel Basquiat (à qui il consacre plusieurs œuvres d'hommage), le photographe Tseng Kwong Chi, le chanteur de cabaret John McLaughlin et le street artist Angel Ortiz, avec qui il a longtemps collaboré. Plutôt que d'une école ou d'un courant artistique, la commissaire de l'exposition Odile Burluraux préfère parler de l'"air du temps des années 1980". Haring fait partie des protégés d'Andy Warhol, le pape du pop art. "Warhol était plus âgé, voulait se nourrir des plus jeunes, cela rafraîchissait son imaginaire. En même temps, Haring et Basquiat étaient admiratifs de Warhol et voulaient être reconnus de lui."

De Haring et de Basquiat, le premier était le plus "courageux", selon Odile Burluraux, parce qu'il s'est "confronté à l'espace public". Ce "courage" le mène là où beaucoup le critique : le "pop shop", magasin qui vend T-shirts et autres produits dérivés signés "Keith Haring", créé en 1985 dans le but de démocratiser son œuvre, de le rendre accessible aussi bien à l'enfant du Bronx comme au riche collectionneur, et de casser les élitismes dans l'art. "On lui reprochait de faire de l'art commercial. Mais Warhol l'a beaucoup encouragé. Je crois que Warhol aurait aimé créer ces 'pop shops', dans la continuité du pop art, mais il n'avait pas été jusque là." Là où New York ne le comprend pas, Tokyo s'enthousiasme : le second "pop shop", un container tapissé des graffitis de Haring - exposé au Centquatre à Paris -, rencontre un énorme succès.

Produire vite et beaucoup
Que ce soit dans le métro, sur des bâches en vinyle, ou, par la suite, sur des toiles classiques, l'œuvre de Keith Haring est féconde. Il dessine et peint rapidement, sans esquisse préparatoire. Odile Burluraux se souvient avoir vu Haring s'atteler à une commande pour les festivités du bicentenaire de la révolution française, en 1989, quelques mois avant sa mort en février 1990 des suites du sida.
"Keith Haring est venu à Paris pour réaliser cette bâche qui faisait 28 mètres de long et 11 mètres de haut. C'était immense. Il s'était installé dans un garage. En quelques heures, il a peint un serpent allongé sur toute la longueur, coupé par des hommes-ciseaux. Il l'a exécuté sans dessin préparatoire, sans esquisse, sans rien. Un de ses talents incroyables était cette capacité de traiter n'importe quelle superficie en étant complètement maître du cadre. Ça m'avait beaucoup impressionné", raconte Odile Burluraux, qui rencontre alors l'artiste pour la première fois.
Les obsessions
Sida, capitalisme roi, système religieux, nucléaire : rien ou presque des combats des années 1980 n'échappe à Keith Haring. Artiste engagé, oui, "mais pas militant politique pour autant, comme on peut l'entendre en France", précise Odile Burluraux, "c'est pour cela qu'on a maintenu un titre en anglais, "the political line"".



Le militantisme de Keith Haring passe par Act Up, où il s'engage dès la première heure pour la défense du droit des homosexuels et la communication autour du sida - maladie dont il finit par succomber.
En 1982, très jeune, il fait imprimer 20 000 posters pour une manifestation contre le nucléaire qui avait lieu à New York. Plus tard, il fait la même chose pour une manifestation anti-apartheid. Les affiches que lui commande la ville de New York traitent de l'illétrisme, de la pollution et du sida, de "safe sex" et de préservatif. "Dans une société aussi prude que l'Amérique, il fallait le faire pour aborder ces thèmes", fait remarquer la commissaire de l'exposition.



La religion figure aussi parmi ses grandes obsessions. Élevé dans un milieu pieux et protestant d'un petit village de Pennsylvanie, Keith Haring se confronte régulièrement à son passé. "Il a eu une période 'Jesus freak'", rappelle Odile Burluraux. La salle des "10 commandements", gigantesques fresques peintes aux formats des vitraux d'église, la grande composition du "mariage du ciel et de l'enfer", attestent que le rapport de Keith Haring au système dominant aux États-Unis, le "Great White Way" (colonialisme, capitalisme, religion) qu'il abhorrait, n'est pas si simple.
"La question l'habitait", affirme la commissaire de l'exposition, "il combattait le système religieux mais respectait la foi individuelle". Dans son journal qu'il tient de 1977 à la fin de sa vie, il écrit : "Les chrétiens fondamentalistes et toutes les religions dogmatiques 'de contrôle' sont mauvais. Les idées d’origine sont bonnes. Mais elles sont alambiquées et modifiées..." Keith Haring a ainsi pu dénoncer l'oppression religieuse sans couper le lien avec ses propres parents, qui "ne lui ont jamais contesté ou reproché quoi que ce soit, ni son art, ni ses relations homosexuelles", selon Odile Burluraux.
Keith Haring se révèle bien plus complexe que son trait naïf, ses scènes ludiques et son visage poupin ne le laissent présager. Ses engagements politiques tranchants cachent aussi quelques contradictions. S'insurger contre la société de consommation tout en tirant profit de la commercialisation de son œuvre. Tout un art. Beaucoup le lui reprocheront.

CRITIQUE
Keith Haring, toujours envie
19 avril 2013 à 22:36 (Mis à jour: 21 avril 2013 à 12:40)
Par ERIC LORET
Arts. Le New-Yorkais, disparu en 1990, a slalomé entre street-art et musées. Ses œuvres sont exposées dans deux lieux à Paris, jusqu’en août.

Keith Haring (1980). Keith Haring, «The Political Line», du 19 avril au 18 août, musée d'Art moderne de la Ville de Paris, 75016. - Photo Keith Haring Foundation





Keith Haring, ce n’est pas du tout ce que l’on croit. C’est mieux. Beaucoup plus drôle, plus flippant, beaucoup plus sérieux et plus sexy que tous les mugs, tee-shirts et posters connus. Pour s’en apercevoir, il suffit de suivre le parcours, proposé depuis vendredi, par le musée d’Art moderne (MAM) de la Ville de Paris et le CentQuatre, à la fois chronologique et politique. Quelque 220 œuvres, dont des sculptures monumentales et des bâches géantes (les Dix Commandements). Keith Haring contre l’Etat, contre la religion, le racisme, les mass media (on avait oublié ce vieux terme), le sida et même Keith Haring écolo. Keith Haring contre Reagan avec des collages hilarants photocopiés et placardés dans les rues en 1980. L’expo ne s’appelle pas «la ligne politique» car ça sonnait un peu stalinien, mais the Political Line, histoire de dire qu’elle est dessinée à main levée, et non fixée d’avance.
«Grand bébé». Keith Haring est amour. Premier effet de la première salle du MAM : la force physique de ses peintures. On sent la sûreté du geste, la rapidité de l’exécution. Un type qui a une image en tête et qui la plie aux dimensions de la toile ou de la bâche, instantanément. On ne sait pas d’où ça vient, mais c’est là, toujours vivant, toujours disponible. S’il avait vécu infiniment, il aurait sûrement pu repeindre tout l’univers en beau. Un génie d’enfant, Mozart du pinceau, qui aurait voulu être Picasso. Haring ne faisait jamais de dessin préparatoire, il peignait le nez collé contre la surface sans s’arrêter, quatorze heures d’affilée si besoin. C’est la définition du génie : simple exécutant d’une chose plus grande que lui. Et puis cette façon d’embrasser le regardeur, de le faire venir, participer, qui fait qu’on a bizarrement envie de prendre un stylo et d’écrire en tout petit, coincé entre deux lignes de ses tableaux : «Je t’aime Keith.»
Il se définissait comme un «grand bébé» : une évidence avec une des premières œuvres exposées, Manhattan Penis Drawings for Ken Hicks, de 1978 (il a alors 20 ans), pages d’un carnet crayonnées de bites architecturales, New York en version Lego phallique, l’indication du lieu notée en dessous : «Je dessine des bites en face du MoMA», ou, encore plus jouissif, semble-t-il, «je dessine des bites devant chez Tiffany», le légendaire joaillier. Et puis, aussi, un éternel étudiant. Quand il ne peint pas et n’est pas en discothèque, Haring parcourt le monde en Concorde dans les années 80 et adore visiter des expos, fréquenter des artistes d’une autre génération, mais en qui il se reconnaît, tel le Suisse Jean Tinguely (lire leMag page V). Des bites, donc, mais aussi des références évidentes : Alechinsky, Dubuffet et, dans la dernière salle du MAM, Matisse, avec une toile datée du 4 février 1989, un an avant sa mort, représentant un vase de fleurs coupées. Même période, un hommage en BD à James Ensor, roi du carnaval macabre, où un squelette pisse sur des fleurs rabougries. Dans la seconde case, les fleurs ont poussé et le squelette sourit. Comme quoi, même la mort est capable de donner la vie.
Breakdance. Contre le mythe qui veut que graffeurs et rappeurs viennent de la rue, Keith Haring sort d’une école d’art, où il a été l’élève du conceptuel Joseph Kosuth (One and Three Chairs, c’est lui : une chaise, sa photo, et sa définition côte à côte). Rien d’étonnant pour Fabrice Hergott, qui dirige le MAM : «Il a essayé de faire des œuvres immédiatement compréhensibles par le public, un peu comme les artistes conceptuels essaient de transmettre des idées. Sauf que pour cela, il a inventé une forme. Il s’est inspiré de l’artiste allemand A.R. Penck, qui avait déjà ces personnages en bâtonnets. Il se les est appropriés, les a simplifiés et leur a donné un sens qui se développe avec le temps. Mais c’est toujours une dénonciation des dangers que court l’individu par rapport à l’Etat, la société, la guerre froide, etc.» On pense aussi aux derniers tableaux de Klee. Un peu agacé, Haring trouve dans son Journal que Penck «ne fait pas le poids» et ajoute : «J’adore que mes tableaux soient accrochés à côté de ceux de Penck, cela rend la différence tellement évidente» (13 novembre 1987).
Quoi qu’il en soit, Haring a inventé un vocabulaire immédiatement reconnaissable : bébé ou chien irradiant, soucoupe volante, serpents, arbres, bonshommes saisis de breakdance incontrôlable et souvent marqués d’une croix, d’arbres, de bâtons. Même si l’on peut suivre une certaine «histoire» de ces personnages à travers le temps, Odile Burluraux, co-commissaire de l’exposition, fait remarquer que Haring «retourne sans cesse la signification des symboles qu’il a établis au début. Il était gentil, généreux, il avait une grâce, une attention à l’autre, mais il pouvait être très violent. Beaucoup d’œuvres sont d’ailleurs dérangeantes». Il partage avec les dessinateurs des comics punk, tel Gary Panter, une obsession de la monstruosité, de la castration ou de la dévoration.
Mais chez lui, la violence est toujours joyeuse, éclatante, vitale, tandis que la sexualité est au contraire plutôt inquiétante. Il est en cela l’homosexuel typique de la fin des années 80, entre frustration et mauvaise honte : «Ces putains de beaux garçons me rendent fou. Ce mec dans le métro assis avec les jambes bien écartées devant lui - exprès. A me jeter des coups d’œil, ravi d’être regardé. […] Quels beaux, beaux, garçons. Je ne fais que les regarder, et je sais que ça n’arrange rien parce que je regarde simplement et que j’ai une imagination incroyable. Je peux avoir ces garçons, n’importe lequel, tous, ce soir, seul, dans ma petite chambre dans le noir - juste en imagination […]. Donc il faut écrire tout ça. L’écrire pour s’en débarrasser - arrêter d’y penser et donner à cette énergie une autre forme» (18 mars 1980).
Trou. Car Keith Haring, très tôt, décide d’«apporter quelque chose à la culture et finalement à l’histoire». En 1978 : «Je veux créer un art qui soit vécu et exploré par le plus grand nombre d’individus possible avec le plus grand nombre d’idées individuelles possible sur l’œuvre sans qu’aucune signification finale ne soit imposée».
De fait, on l’a dit, ses figures sont réversibles. Dans un petit dessin animé réalisé pour un afficheur lumineux, on assiste à la naissance du trou qui s’ouvre dans le ventre de certains de ses personnages : poursuivi par un chien (policier), un bonhomme tombe sur un évangéliste télévisé qui lui perce le bide d’un coup de crucifix. Le trou s’agrandit et, hop, le chien qui pourchassait l’homme, au lieu de le mordre, passe au travers. Un peu comme pour le squelette urineur, à quelque chose malheur est bon. Mourir, c’est aussi s’incorporer le monde. D’où encore ces tableaux de dénonciation de la consommation et du fric qui sont des enfers à la Bosch, mi-rigolards, mi-effroyables. En 1986, Keith Haring ouvre son premier Pop Shop de produits dérivés, dont une version en format conteneur trône au CentQuatre, pour lutter contre la spéculation et mettre son art à la portée de tous, soutenu dans ce projet par son ami Andy Warhol.
Là encore, par un curieux fantasme d’ingestion, quand il dessine Warhol sous les traits d’Andy Mouse, une souris à grosses lunettes, et qu’il imite sa signature, c’est son propre visage qu’il dessin

"Son combat n’est pas fini": un portrait de Keith Haring réalisé par Maripol




KEITH HARING, THE MESSAGE 1/6 - Downtown NYC
16 min

La série "Keith Haring, The Message" propose de découvrir de l’intérieur les combats qui ont animé l'artiste. L’homophobie, la violence policière, le capitalisme, l’omnipotence de Wall Street, l’Apartheid, la mort, la guerre... Amie intime de Keith Haring, Maripol s'est saisi d'une caméra et s'est rendue à New York pour interroger amis, témoins et acteurs de la scène new yorkaise des années 80. Elle nous raconte son parcours:
"Avant d’aller à New York, j’étais aux Beaux-arts de Nantes. En allant m’inscrire à la fac de droit, sur le parking, j’ai planté ma 4L dans un arbre. Je me suis dit que le droit ça n’était pas pour moi, et j’ai filé m’inscrire aux Beaux-arts. J’allais régulièrement à Paris, pour aller aux Puces et me fournir en tissus au Carré du Temple. Londres c’était ma boussole aussi bien pour la musique que la mode. A l’époque, j’ai été bouleversée par un livre sur le graffiti. Je me suis mise à étudier le Pop Art, à regarder les films comme Love, Trash, etc. Aux Beaux-Arts, avec du plâtre et de la moquette, j’ai construit un mur où les gens venaient faire des grafs.
 


En 1976, avec Edo Bertoglio un photographe italien on a décidé d’aller à New York. Au départ il s’agissait d’un simple stage et mes parents étaient d’accord. Edo y avait déjà fait un voyage et il avait dégoté un appartement loué pour 350 dollars. On l’a transformé en loft et on travaillait là. Je me suis mis à fréquenter la Factory.Je me suis mise à la mode. Il y a avait une boutique Fiorrucci, qui avait inventé le design jean. Ils m’ont commandé une collection de bijoux. Et puis Edo Bertoglio m’a offert un appareil photo et je me suis mise à la photo. Je passais mon temps à dessiner et à remplir des carnets de notes, textes, dessins, un peu comme « Maripol et le petit chaperon rouge » que j’ai publié plus tard.
 


Avant Keith Haring, j’ai rencontré Jean-Michel Basquiat, nous l'avions choisi pour notre film Dowtown 81. Keith traînait dans un autre club, le 57, avec des gens un peu plus jeunes que nous, et le patron du Mudd Club lui a proposé d’utiliser le 1er étage pour faire des expositions. Il a fait Beyond Worlds. Il était très mince avec un bermuda et des baskets. Il a exposé assez rapidement dans les galeries et est devenu une star, mais ce qu’il aimait par-dessus tout c’était intervenir dans la ville, sur les panneaux dans le métro. Son engagement commence là, avec ce clash culturel entre Downtown et Uptown avec la ligne 5, la fabulous five comme on l’appelait. Les graffs dans le métro c’était quelque chose, ça nous inspirait énormément , moi j’étais fascinée par le le train en mouvement. Tous les motifs de Keith sont déjà là : le nucléaire, l’omnipotence de l’argent. C’était la conscience d’un jeune homme lumineux amoureux de la vie dans toutes ses dimensions. C’était une scène en effervescence, et New York était comme un village, littéralement. Les loyers étaient pas chers et comme il n’y a avait pas de téléphone, il fallait passer chez les gens, toquer à la porte : pas besoin de s’appeler !
 



Et puis le SIDA est arrivé au début des années 80. On ne savait pas ce que c’était mais on savait que c’était grave parce que quand on allait voir nos amis à l’hôpital il fallait mettre des masques et porter des combinaisons. Ils mouraient très rapidement et les enterrements s’enchaînaient. Les artistes ont tout de suite fait un travail autour de la maladie Andres Serrano, Nan Goldin par exemple. Keith aussi bien sûr avec ses œuvres et Act Up, il y avait une grande urgence car les gens mourraient par milliers et le gouvernement ne faisait rien. En 1984, avec la mobilisation, la pelouse devant la Maison Blanche a été recouverte de couvertures brodées représentant chaque personne morte de l’épidémie.


Keith Haring était une star des galeries d’art, qui vendaient ses œuvres très cher, mais il était triste que l’argent prenne cette importance. Il venait d‘un milieu très modeste et il faisait profiter plein de gens de son argent. Son œuvre avait une valeur commerciale, mais pas sa démarche.  Au contraire. Au fil du temps, son travail est devenu de plus en plus radical, virulent, sarcastique. Sur l’argent, la religion, la maladie. C’est dans cet esprit que j’ai imaginé ce documentaire. Je ne veux pas qu’on réduise son travail au côté iconique, décoratif. Sa violence nous parle d’aujourd’hui. Son combat n’est pas fini. "




Posts les plus consultés de ce blog

JANE EVELYN ATWOOD

BRASSAÏ