NATIONAL GEOGRAPHIC

Racisme : l'examen de conscience de «National Geographic»

Photographie

Pendant des décennies, nos reportages étaient racistes. Pour nous en détacher, il nous faut le reconnaître.
Nous avons demandé à un éminent historien d'examiner la représentation des personnes de couleur dans les pages du magazine National Geographic. Lundi, 12 mars
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Le principe même de races est une hérésie scientifique, et ne résulte d'aucune façon d'une différenciation biologique, comme l'explique Elizabeth Kolbert, mais d'une différenciation sociale aux effets dévastateurs. « Les distinctions raciales continuent de construire nos opinions politiques et d'influencer notre construction en tant qu'individus. »

La manière dont nous présentons les minorités a une importance cruciale. J'entends souvent les lecteurs de National Geographic dire que le magazine leur a donné un premier aperçu du monde. Nos explorateurs, nos scientifiques, nos photographes et nos journalistes ont transporté le public dans des endroits dont ils ignoraient jusqu'à l'existence ; c'est une tradition journalistique qui nous est chère encore aujourd'hui et dont nous sommes particulièrement fiers. Cela signifie que nous avons le devoir, dans chaque article, de présenter de la manière la plus juste et la plus authentique qui soit les différentes personnes que nous mettons en exergue.
Le photographe Frank Schreider montre aux hommes de l'île de Timor son appareil photo dans un numéro de 1962. Le magazine a souvent publié des photos d'autochtones « non civilisés », apparemment fascinés par la technologie « civilisée » des Occidentaux.


Nous avons demandé à John Edwin Mason de nous aider à faire cet examen. M. Mason était tout disposé à cette tâche : il est professeur à l'université de Virginie spécialisé dans l'Histoire de la photographie et de l'Histoire de l'Afrique. Il s'est plongé pour nous dans les archives de National Geographic.

Ce que M. Mason a découvert, c'est que jusque dans les années 1970, National Geographic ignorait complètement les personnes de couleur qui vivaient aux États-Unis, ne leur reconnaissant que rarement un statut, le plus souvent celui d'ouvriers ou de domestiques. Parallèlement à cela, le magazine dépeignait avec force reportages les « natifs » d'autres pays comme des personnages exotiques, souvent dénudés, chasseurs-cueilleurs, sorte de « sauvages anoblis », tout ce qu'il y a de plus cliché.

Contrairement aux magazines comme Life, explique John Edwin Mason, National Geographic a très peu fait pour faire en sorte que ses lecteurs dépassent les stéréotypes de la culture blanche occidentale.



« Les Américains n'avaient en tête que des représentations comme les films de Tarzan et les caricatures grossières et racistes », estime-t-il. « La ségrégation le voulait ainsi. National Geographic n'a pas organisé l'émancipation des préjugés que son autorité aurait permis d'organiser. National Geographic est né au moment où la colonisation était à son apogée, et où le monde était divisé entre colons et colonisés. Une ligne de couleur les séparait, et National Geographic était le reflet de cette vision du monde. »

Certains de nos lecteurs ont trouvé dans nos archives un article qui nous laisse tous sans voix : un reportage en Australie datant de 1916. Sous plusieurs photos d'Aborigènes, on peut lire cette légende : « Deux Noirs sud-Australiens : ces sauvages se classent parmi les moins intelligents de tous les êtres humains. »

Les questions soulevées ne concernent pas seulement ce qui se trouve dans nos archives, mais aussi ce qui ne s'y trouve pas. M. Mason compare ainsi deux reportages que nous avons fait en Afrique du Sud, l'un en 1962, et l'autre en 1977. L'article de 1962 a été publié deux ans et demi après le massacre de 69 Sud-Africains Noirs par la police à  Sharpeville, pour la plupart tués par balles dans le dos alors qu'ils tentaient de fuir. La brutalité de ces meurtres a choqué le monde.
Un article traitant de l'Apartheid en Afrique du Sud publié en 1977 montre Winnie Mandela, fondatrice de la Black Parents 'Association et épouse de Nelson Mandela. Elle faisait partie des 150 personnes que le gouvernement a interdit de quitter la ville, de s'adresser à la presse et de parler à plus de deux personnes à la fois.


« National Geographic ne fait aucune mention des tensions ni même du massacre, » note Mason. « Aucune voix de Sud-Africains Noirs ne s'élève dans l'article. Cette absence est aussi signifiante que tous les mots imprimés. Les seuls Noirs représentés dans le magazine sont des personnages se produisant dans des danses exotiques... ou alors des domestiques ou des ouvriers. C'est étrange, en fait, de considérer ce que les rédacteurs à l'époque souhaitaient montrer, consciemment ou non. »

En comparaison, dans le reportage de 1977, alors que la lutte pour les droits civiques aux États-Unis avait fait quelque peu évoluer les mentalités, « ce n'est pas parfait, mais l'auteur reconnaît l'oppression », indique Mason. « Les Noirs sont photographiés. Leurs opposants le sont aussi. C'est un article très différent. »

Si l'on avance un peu dans le temps, au reportage sur Haïti datant de 2015, lorsque nous avions donné à de jeunes Haïtiens des appareils photos pour qu'ils documentent la réalité de leur monde, « les images des Haïtiens sont très, très importantes, » explique Mason, et pourtant elles auraient été « impensables » quelques décennies plus tôt. Tout comme l'auraient été notre couverture des conflits religieux et ethniques, des questions de genres, des réalités de l'Afrique moderne, et bien plus encore.
"Je lui achète du pain tous les jours", déclarait le photographe haïtien Smith Neuvieme de Manuela Clermont. Il a fait d'elle le centre de cette image, publiée en 2015 .


Mason a également découvert une série de photos présentant « l'autochtone fasciné par la technologie occidentale. Cela crée vraiment cette dichotomie entre les civilisés et les non-civilisés. » Sans parler des très nombreuses photos de magnifiques femmes des îles du Pacifique .

« Si je parlais à mes étudiants de la période qui a précédé les années 1960, je dirais : "Faites attention à ce que vous pensez apprendre ici ". Et en même temps, il faut reconnaître à National Geographic d'avoir pu durant cette période faire découvrir aux gens des choses que nous n'avions jamais vues auparavant. Il est possible de dire qu'un magazine peut ouvrir les yeux des gens en même temps qu'il les ferme. »

Dans deux ans, pour la première fois dans l'histoire des États-Unis, moins d'un enfant sur deux sera Blanc. Il est sans doute temps de parler des conflits basés sur l'idée erronée de « races ». D'essayer de comprendre pourquoi nous continuons à distinguer les Hommes et à construire des communautés inclusives. D'analyser le recours politique actuel aux logiques éhontément racistes et de prouver que nous valons mieux que cela.

Pour nous, cette couverture médiatique est aussi l'opportunité d'un examen de notre propre histoire, et de nos efforts pour illuminer le cours de l'humanité, au coeur de notre mission depuis 130 ans. Je souhaite que les prochains rédacteurs en chef de National Geographic puissent être fiers de l'histoire de ce magazine - pas seulement pour les reportages que nous aurons décidé de publier mais aussi pour la diversité de journalistes, rédacteurs et photographes qui les portent.

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Racisme : l'examen de conscience de «National Geographic»
Par Maxime Birken — 13 mars 2018 à 17:05

Racisme : l'examen de conscience de «National Geographic» Capture d'écran «National Geographic»
A l'occasion de la sortie du prochain numéro consacré aux «races», la rédactrice en chef de la revue revient sur le passé raciste du célèbre magazine.

    Racisme : l'examen de conscience de «National Geographic»

Dans un article en anglais posté ce mardi sur son site et traduit en français, la rédactrice en chef de National Geographic, Susan Goldberg, a décidé de prendre la parole concernant la vision du monde qu’a donné à voir son magazine jusqu’aux années 70.

  Le mensuel américain, basé à Washington, souffle cette année ses 130 bougies. Il explore traditionnellement les thèmes de l’histoire, de l’archéologie, des sciences naturelles ou encore la protection des espèces animales menacées d’extinction. Lundi, c’est à l’occasion de la présentation du numéro d’avril sur le thème des «races» que la revue a publié cette introspection sans détours.

L’occasion pour Susan Goldberg d’évoquer le passé raciste des reportages du magazine dans un article intitulé «Pendant des décennies, nos reportages étaient racistes. Pour nous en détacher, il nous faut le reconnaître».

«Je suis le dixième rédacteur en chef de National Geographic depuis sa création, en 1888. J’en suis la première rédactrice en chef, juive de surcroît, deux groupes de population qui ont eux aussi été discriminés aux Etats-Unis. Il m’est douloureux de partager cet affreux état de fait qui fait pourtant partie de l’histoire du magazine. Mais puisque nous avons aujourd’hui décidé de faire une couverture exceptionnelle du sujet des "races", il nous faut faire cet examen de conscience avant de considérer de faire celui des autres.»



Avec l’aide de John Edwin Mason, professeur à l’université de Virginie spécialisé dans l’histoire de la photographie et de l’histoire de l’Afrique, ils ont ouvert les archives du magazine afin de les décrypter. Et le constat est édifiant, comme le raconte la rédactrice en chef. «Ce que M. Mason a découvert, c’est que jusque dans les années 70, National Geographic ignorait complètement les personnes de couleur qui vivaient aux Etats-Unis, ne leur reconnaissant que rarement un statut, le plus souvent celui d’ouvriers ou de domestiques. Parallèlement à cela, le magazine dépeignait avec force reportages les "natifs" d’autres pays comme des personnages exotiques, souvent dénudés, chasseurs-cueilleurs, sorte de "sauvages anoblis", tout ce qu’il y a de plus cliché.»

Pour le professeur Mason, «contrairement aux magazines comme Life, National Geographic a très peu fait pour faire en sorte que ses lecteurs dépassent les stéréotypes de la culture blanche occidentale». Et les exemples ne manquent pas, comme en atteste un reportage sur l’Australie datant de 1916, dans lequel on peut lire sous plusieurs photos d’Aborigènes : «Deux Noirs sud-australiens : ces sauvages se classent parmi les moins intelligents de tous les êtres humains.»

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John Edwin Mason tient tout de même à rappeler que «National Geographic est né au moment où la colonisation était à son apogée [en 1888, ndlr], et où le monde était divisé entre colons et colonisés. Une ligne de couleur les séparait, et National Geographic était le reflet de cette vision du monde».

En guise de conclusion de son article, Susan Goldberg revient sur le thème du prochain numéro consacré aux races en ces termes : «Dans deux ans, pour la première fois dans l’histoire des Etats-Unis, moins d’un enfant sur deux sera Blanc. Il est sans doute temps de parler des conflits basés sur l’idée erronée de "races". D’essayer de comprendre pourquoi nous continuons à distinguer les hommes et à construire des communautés inclusives. D’analyser le recours politique actuel aux logiques éhontément racistes et de prouver que nous valons mieux que cela. Pour nous, cette couverture médiatique est aussi l’opportunité d’un examen de notre propre histoire, et de nos efforts pour illuminer le cours de l’humanité, au cœur de notre mission depuis cent trente ans.»
Maxime Birken



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