RAYMOND DEPARDON

 Raymond Depardon : Un moment si doux
 Depardon en couleurs au Grand Palais
 Le Grand Palais expose 160 clichés de l’artiste.
 Il a photographié les guerres au Viêt Nam, à Beyrouth, immortalisé des révolutions, des stars de ciné, des politiques en campagne, les paysans et les bistrots de France. Reporter depuis l’âge de 17 ans, cinéaste documentariste, Raymond Depardon, 71 ans,

 «J'ai toujours vu la couleur comme quelque chose de très tendre, contrairement au noir et blanc où je suis plus manichéen, où je montre le monde qui souffre», explique le photographe de Magnum. «En couleur, je suis complètement autre. Je suis davantage rattaché à mon enfance très heureuse dans la ferme de mes parents, au désir amoureux aussi», souligne l'artiste qui continue à travailler en argentique. Le numérique a tendance à forcer les contrastes. Pour moi, l'effet est trop dur».


l’artiste a voyagé en Afrique, aux États-Unis et en Amérique du Sud, photographiant des sujets qui lui sont chers comme les grands espaces et la solitude des villes.


Si vous avez vu toutes les expositions de Raymond Depardon et tous ses films, lu tous ses livres, écouté toutes ses interviews, vous êtes peut-être rassasié, chanceux que vous êtes de ne rien rater de la culture, et de la photographie en particulier.      

S’il vous reste encore de la place pour la curiosité, la parole généreuse d’un photographe qui fut aussi bien entouré des siens au sein d’agences que voyageur en solitaire, alors suivez-nous dans cette 1ère rencontre avec Raymond Depardon, photographe, dans Regardez voir.
L'exposition Un moment si doux de Raymond Depardon est au Grand Palais jusqu’au 10 février.






















à travers la presse

Raymond Depardon : «Je ne suis nostalgique de rien !  

LES JEUDIS DE LIBÉ
Le photographe était l’invité des Jeudis de «Libé» au Théâtre de la Ville de Paris, pour répondre aux questions de Nicolas Demorand et du public.

Nicolas Demorand et Raymond Depardon au Théâtre de la Ville, le 14 novembre 2013.«Je ne suis nostalgique de rien !» affirme Raymond Depardon avec conviction. Nicolas Demorand, directeur de Libération, s’étrangle : depuis un bon quart d’heure, l’éminent photographe déroule, face au public du Théâtre de la Ville de Paris, ses souvenirs et ses émotions. Il se reprend : «Je n’aime pas dire que c’était mieux avant». Solidement ancré dans le présent, ce «solitaire et mélancolique», comme il se décrit, préfère prendre la nostalgie «du bon côté, comme un élément moteur».

A l’image de son voyage dans les villages de France, qu’il a photographiés quatre ans durant. Pas de glorification d’une France à l’ancienne, mais le simple portrait d’une France d’aujourd’hui, avec des interrogations et des inquiétudes tournées vers l’avenir : «il ne faut pas abandonner cette France aux extrêmes». Et le souci de montrer ceux qu’on ne voit pas, ceux qui ne font pas «l’actualité». «Les correspondants des grands quotidiens ne sont jamais dans les petites villes. Ils ne sont jamais où je suis», regrette Raymond Depardon. L’écueil à éviter : le misérabilisme. «Le photographe ne doit pas rajouter de la misère à des gens qui en ont déjà beaucoup. Il faut les photographier avec respect. Même s’il serait malvenu de faire poser des Roms comme des mannequins de chez Dior !».
«Aucune photo ne mérite la mort de personne»

Raymond Depardon au Théâtre de la Ville, le 14 novembre 2013.

Le présent, c’est aussi la guerre, la misère à l’autre bout du monde. De jeunes photographes qui risquent leur vie – et parfois la perdent – sur les champs de bataille. «Aucune photo ne mérite la mort de personne», affirme, grave, Raymond Depardon. «J’ai toujours pensé que la Syrie était importante, mais il faut faire attention, les photographes ne doivent pas partir comme ça», évoquant ceux qui se lancent sans argent, sans fixeur et sans formation. «Si quelqu’un veut se confronter au réel, à la misère du monde, il y a d’autres sujets que la Syrie». C’est la voie que lui a privilégiée. «J’ai pris moins de risques que les autres, peut-être parce que j’étais plus trouillard…».

De Paris à Damas, des campagnes françaises à Bagdad, d’hier à aujourd’hui, «la photo n’est pas un luxe», résume Raymond Depardon. Quand Nicolas Demorand lui montre le Libé sans photo du jour, le photographe s’exclame : «c’est un choc ! Sans photo, on ne comprend rien !». Pour lui, l’association entre un photographe et un rédacteur n’est rien de moins que «le plus beau couple qui existe au monde». Ça tombe bien : aujourd’hui, les photographes de Libé ont repris du service.
Morgane TUAL

 Europe1.fr

 

Depardon inédit

Entre passé et présent, le Grand Palais consacre une belle exposition au grand photographe français.

Il a le regard bon, Raymond Depardon. Un timide intarissable qui file l'anecdote, mine de rien, pour évoquer ses pépites photographiques. Même lorsqu'il n'y a pas de personnages dans son viseur, l'humain se trouve toujours dans ses clichés. "Plus jeune, je partirais bien au Mali", dit-il. Souvenirs de sa période reporter de guerre lorsque le poids des maux s'accompagnait du choc de ses photos. À 71 ans, son regard bleu délavé a quasiment tout vu, tout connu. Au delà de son besoin d'ailleurs qui le tenaille sans cesse, on sent une démarche plus apaisée chez Raymond Depardon. Une période de sa vie illustrée par l'exposition que lui consacre le Grand Palais, sous-titrée "Un moment si doux".
"Je dois rassurer les gens"

La rétrospective présente près de 160 clichés en couleurs, la plupart inédits. Une première moitié se compose d'archives prises à ses débuts, à la fin des années 1950 ; l'autre moitié raconte des déambulations plus récentes un peu partout dans le monde. Le "dernier grand photographe français vivant" n'aime rien tant que se faire oublier quand il est sur le terrain. "Avec ma bonne tête de paysan, je dois rassurer les gens", avance-t-il comme explication. Raymond Depardon se souvient d'une époque où la photo, surtout d'actualité et en noir et blanc, devait être gravée dans le marbre. "Plus on en bavait, meilleur était le cliché : voilà le credo." Lui revendique plus de légèreté se comparant à un boxeur virevoltant prêt à shooter au bon moment. L'auteur de la photo présidentielle de François Hollande dit se méfier de l'esthétique et – fausse modestie ? – estime que "tout le monde" pourrait prendre certaines de ses photos. L'âge aidant, il se sent guetté par la nostalgie mais veille à ne pas lui laisser trop de place. "Toutes proportions gardées, je prends Picasso comme exemple. Jusqu'au bout de sa vie et de son art, il a eu envie de se renouveler." Sitôt l'exposition terminée, en février 2014, Depardon sait déjà qu'il repartira. "Un peu plus voûté, mais pas blasé."

Raymond Depardon - Un moment si doux, Grand Palais, Paris (75008). Du 14 novembre au 10 février. Rens. : 01 44 13 17 17 ou www.grandpalais.fr

À voir aussi : ses films à la Cinémathèque française (75012) du 14 novembre au 1er décembre

Jean-Pierre Lacomme - Le Journal du Dimanche

De Raymond Depardon, on retiendra la curiosité, les voyages, son âme de photographe dédiée au reportage, peu importe qu’il soit en Afrique ou au cœur de la France rurale. Artiste engagé, Depardon est surtout un homme de la couleur, qu’il nous donne à voir de plus près dans l’exposition qui lui est consacrée au Grand Palais: Un moment si doux.

Le titre en soi est une invitation au voyage, à la parenthèse culturelle réconfortante alors que les frimas s’installent. L’exposition Un moment si doux, nom emprunté à son travail sur la quête du bonheur dans les années 2000, revient sur le parcours du photographe Raymond Depardon. «Je ne savais pas que j’étais un photographe de la couleur. Elle était pourtant là, dès les premières images», explique-t-il. Depardon a seize ans. Depuis la fin des années 1950 jusqu’à aujourd’hui, 160 clichés nous plongent dans son œuvre prolixe.



À l’âge de 20 ans, le jeune Raymond monte à Paris et s’installe dans l’arrière-boutique d’un photographe de l’île Saint Louis. Il s’immortalise sur un scooter – l’affiche de l’exposition – et nous plonge avec nostalgie dans la douceur des joyeuses fifties. Très vite, il devient reporter, photographie les plus grandes stars comme Edith Piaf – un portrait poignant -, et part à la découverte du monde, notamment l'Afrique, dont il immortalise les nuances colorées. Dans les années 1970 et 1980, le photographe travaille pour des agences comme Dalmas, crée Gamma, puis rejoint la coopérative Magnum.



Après avoir passé deux années auprès des indiens Mapuche au Chili, luttant pour sauvegarder leur terre – et apporter un nouveau souffle au photojournalisme français – Depardon part couvrir la guerre au Liban. «A Beyrouth, je choisis de photographier non pas la guerre civile, mais ses conséquences et tout ce qui se passe en marge des conflits. Je photographie une voiture criblée de balles, plutôt qu’un soldat courant dans une rue sous les tirs. C’était l’été 78. J’ai connu la peur. Je suis revenu à Beyrouth en novembre pour écrire Notes qui allait être mon premier livre fondateur.»



Raymond Depardon voyage en Afrique, mais ne délaisse pas pour autant son hexagone. Au contraire, il n’hésite pas à rendre hommage à cette terre que cultivait son père. «J’ai eu la révélation de la couleur en 1984, au moment de la mission DATAR qui avait pour objectif de dresser un portrait de la France. J’ai accepté en hommage à mon père en pensant à la souffrance qu’il éprouva au moment de la construction de l’autoroute qui allait amputer la ferme du Garet d’une partie de ses terres (…).Il y avait dans la cour de la ferme le tracteur rouge de mon frère et la mobylette bleue de Nathalie, ma nièce. Et tout à coup, la couleur m’est apparue comme une évidence.»



Photographe, réalisateur, Raymond Depardon, 71 ans, est surtout un témoin de son temps. D’une époque. Lorsqu’en 2001 il présente le premier volet de ses films Profils Paysans, il offre une tribune à une France oubliée. Oscillant entre noir et blanc et couleur, c’est bien à travers celle-ci qu’il s’épanouit. Celui qui a réalisé le portrait officiel du président Hollande l’affirme: «La couleur est l’image de la modernité».

Raymond Depardon, Un moment si doux

Jusqu'au 10 février 2014 au Grand Palais


La Bolivie de Depardon, au rythme lent du Rolleiflex

Reportage | Il a renoué avec le Rolleiflex. Un format d'image particulier, idéal pour saisir l'intimité des paysans que Raymond Depardon a saisis dans l'Altiplano bolivien. Reportage.

Le 16/11/2013 à 00h00
Luc Desbenoit - Télérama n° 3331


Quand Judith, la tenancière du seul restaurant de Tarabuco, nous a vus débarquer, avec Raymond Depardon, elle n'en est pas revenue : « Mais que faites-vous là ? Il n'y a rien à voir aujourd'hui ! » Il est vrai qu'en général les gringos ne s'aventurent dans ce village de l'Altiplano que le dimanche, jour du marché, en bus et en groupes. Un petit tour et puis s'en vont. En semaine, Tarabuco tourne vraiment au ra­lenti. « On a l'impression de débarquer dans les premières images d'un western de Sergio Leone », résume Depardon.

Le décor ? Une place avec son église blanche, un poste de police portes grandes ouvertes avec machine à écrire, crucifix et drapeau bolivien posés sur une table, des boutiques aux auvents de plastique bleu secoués par le vent… Emmitouflés dans leurs ponchos, des Indiens somnolent sur le sol. Des chiens errent dans les tourbillons de poussière soulevée par les rafales. Tout est figé, suspendu, en attente. Ne manque que la musique d'Ennio Morricone.

Mais, très vite, c'est nous qui devenons l'attraction du village. Edmundo, colonel à la retraite, vient admirer le gros 4 x 4 avec lequel nous avons parcouru huit cents kilomètres depuis Santa Cruz. Un petit coup de pied dans les pneus, histoire de jauger la bête, et déjà son attention se porte sur l'appareil que Raymond Depardon porte en bandoulière. « Cual antigüedad ! (quelle antiquité) », s'exclame-t-il. Comme partout où l'on est passé ces trois derniers jours, le Rolleiflex, avec ses deux objectifs superposés, intrigue. A juste titre.
Le vélocipède de la photographie

A l'ère du numérique, des cartes mémoire, quelle drôle d'idée en effet d'utiliser cet appareil aux lentes mises au point ! Le vélocipède de la photographie. Aussi curieux d'apparence que de manipulation. Lorsque le curé, en soutane, a vu le photographe opérer, il n'a pas résisté au péché mignon de la curiosité. Il a d'abord pensé que c'était une caméra de cinéma. Le côté religieux de la prise de vue lui a plu. Un Rolleiflex se porte sur le ventre. Pour cadrer la photo, il faut pencher la tête sur le viseur, ce qui donne au photographe l'allure d'un pénitent en prière.

Quand on lui explique que Raymond Depardon a l'intention de photographier les Indiens pour une exposition au Grand Palais, à Paris, il ne trouve là rien de bien original. Après tout, les gringos ne viennent-ils pas ici pour faire des photos ? Nous sommes le vendredi de Pâques. Judith annonce la couleur : « Je vais vous préparer un bon repas catholique et apostolique, sans viande et sans alcool. » La tirade nous prenant par surprise, elle s'inquiète : « Vous êtes bien de religion catholique ? » Ne poussant pas plus loin son investigation, elle se demande maintenant où l'on va bien pouvoir dormir.

Le seul hôtel est fermé. Reste à taper aux portes pour trouver un « aloja­miento », un logement chez l'habitant. On déniche deux chambres aux matelas défoncés soutenus par des ressorts si épuisés qu'ils en oublient de grincer. Pas de serrures, pas de loquets aux portes. Les pierres posées sur le carrelage servent à bloquer les battants contre les infiltrations du froid nocturne de ce plateau des Andes culminant à 3 600 mètres.

“J’adore ce genre de vie,
prendre la route, ne pas savoir
où l’on va dormir le soir.”
Raymond Depardon,
heureux comme un gamin


Au petit matin, l'abreuvoir de la cour permet de se laver à la façon des chats, par petites touches, sans excès. Raymond Depardon jubile : « Je suis heureux comme un gamin. J'adore ce genre de vie, prendre la route, ne pas savoir où l'on va dormir le soir. C'est l'idéal pour ne pas rouméguer (penser en rond, en langage lyonnais, sa région d'origine). » Mais est-ce sa principale motivation ? Au départ, on ne comprend rien à son projet. Et comme on connaît un peu Raymond, on le soupçonne d'avoir une idée derrière la tête. Il va ménager ses effets, libérer les informations au compte-gouttes.



Le photographe a choisi de partir de Santa Cruz, la métropole bolivienne de la plaine à la chaleur tropicale, pour s'habituer progressivement à l'altitude. D'abord encombrée de véhicules asthmatiques, la seule et unique route se vide peu à peu, jusqu'à devenir quasi déserte et plutôt cabossée. Elle semble se débarrasser de ses frusques modernes, remonter dans le temps, en perdant progressivement son bitume par plaques jusqu'à se transformer en piste de terre bordée de cactus géants.

Certains tronçons sont recouverts de petits galets admirablement maçonnés. Les côtes grimpent dur à l'assaut du ciel. Une fois traversé une épaisse fumée, on réalise que ce n'était pas du brouillard mais les nuages, qu'on domine désormais dans un air bleu très pur, comme vus d'avion.
Ruminations mentales

Tout au long du voyage, Raymond Depardon s'interroge à haute voix. Il adore la voiture, elle favorise les ruminations mentales. Elle lui permet d'ajuster ses idées, de les mettre à l'épreuve et aussi… de se rassurer : « Là, je repars de zéro. Je vais peut-être faire de mauvaises photos… mais c'est quoi une bonne photo ? » « Ne devrais-je pas m'intéresser au marché d'Angoulême plutôt que de couvrir 10 000 kilomètres pour celui de Tarabuco ? » se demande-t-il avant de s'apostropher : « Arrête de te poser des questions et fais-toi plaisir, Raymond, un point c'est tout !… »

A un péage, car il y a des péages flambant neufs sur ces routes antiques, il descend pour photographier un chien, l'auscultant tête penchée sur le Rolleiflex. On ne lui trouve rien de bien particulier. Efflanqué comme tous ses congénères. Depardon verrait-il quelque chose qui nous échappe ? « Lorsque j'étais reporter, je ne recherchais que l'information. Comment illustrer un sujet. Maintenant, je capte des ambiances, mes sensations. Je me sens plus libre, moins complexé. » Complexé ?



Depuis 1958, date à laquelle il a quitté à 16 ans la ferme familiale du Garet, à côté de Villefranche-sur-Saône, dans le Rhône, il a excellé dans tous les domaines. Clichés de paparazzi de Brigitte Bardot, campagne électorale de Richard Nixon, reportages de guerre au Biafra, au Tchad, au Liban, en Afghanistan au côté d'un dénommé Massoud… Certaines images sont devenues des icônes du XXe siècle. Comme celle de ce milicien des Phalanges chrétiennes courant courbé dans une rue de Beyrouth en 1978 pour échapper aux balles des snipers.

“Je veux continuer à
photographier mes parents.”
Raymond Depardon,
photographe surprenant


Alors, qu'espère-t-il de plus ? La réponse est surprenante : « Je veux continuer à photographier mes parents. Je suis venu ici, car les Indiens de l'Altiplano sont des paysans comme eux. Ils ont les mêmes préoccupations, les mêmes soucis, le temps, les mauvaises récoltes. Et surtout, ils sont comme eux, fiers, graves et élégants. » On prend un couple en auto-stop. Pour aller vendre deux sacs de pommes de terre – leur fortune –, l'homme et la femme ont revêtu leurs tenues d'apparat. Des vêtements blancs, immaculés, magnifiques. La femme porte une coiffe à franges lui couvrant les yeux. « J'ai l'impression de voir mon père qui, lui aussi, mettait son plus beau costume pour le marché aux bestiaux. »



En échange du trajet, le couple a accepté de poser. Pas toujours aussi simple. A Sucre, la cité à l'architecture coloniale, située à 60 kilomètres de Tarabuco, une Indienne se sentant prise dans l'objectif du photographe s'est dissimulé le visage derrière son chapeau melon en feutre marron. Elle s'est dévoilée puis s'est cachée à nouveau en voyant que l'intrus insistait. Tout sourire, le petit jeu l'amusait. Une autre, furax, a fait mine de lui foncer dessus, tapant du pied, tout en éructant un « pschitt » sonore. Sur la route, une troisième lui jettera carrément une pierre.

Réaction de Depardon ? Elle est sobre : « C'est classique, ça. » A Tarabuco, un groupe de femmes à longues nattes a cherché à le chasser de la procession religieuse du samedi de Pâques. Mais le Raymond est tenace. Il fait mine de se replier en rase campagne avant de revenir délicatement à la charge avec sa danse de ballerine aux petits pas légers. Le spectacle jure avec ses chaussures : une paire de Clarks fatiguées aux lacets qui s'effilochent. Sa « tenue de travail » avec son anorak passe-partout. L'équivalent du treillis d'un chasseur pour se fondre dans la nature.
Un maître de l’approche

Depardon est un maître de l'approche. A notre grand étonnement, peu à peu il se fait oublier sur le marché, ou apprivoise les gens : « Les Indiens n'aiment pas être photographiés, mais j'insiste. On me dit parfois que je suis dur. J'assume. Je les respecte infiniment. Si je n'enregistre pas ce qu'ils sont, c'est toute une mémoire qui disparaîtra. »

Est-ce si sûr ? Car ce n'est pas un reportage ni un document sur les Indiens Quechua ou Aymara que recherche Depardon. C'est son quatrième voyage en Bolivie. Il a déjà fait des photos de ces hommes ou femmes coiffés de la stu­péfiante matera en cuir, en forme de casque de conquistadors. Il a déjà filmé ici, en 2008, à Tarabuco, un Quechua, ­Valentino Umarra, dans son formidable document Donner la parole, sur les langues qui disparaissent dans le monde, réalisé avec sa complice Claudine Nougaret.


Lui manquerait-il encore quelque chose sur le monde paysan, sa grande obsession ? Depuis les années 70, n'a-t-il pas multiplié les photos et les films sur les agriculteurs ou éleveurs – les Mapuche du Chili, les Toubou du Tchad, sans oublier sa récente et formidable trilogie en cinéma direct sur l'agriculture de moyenne montagne en France ?

Raymond Depardon est un formidable technicien. Chacun de ses projets est lié à l'utilisation d'un appareil particulier : le Leica des photojournalistes pour les clichés à prendre à la volée ; la chambre photographique pour son odyssée sur la France des sous-préfectures afin d'avoir des images très descriptives… Il a des dizaines d'appareils différents, aux noms complètement inconnus du béotien : l'Alpa, le Makina Plaubel, l'objectif Biogon… Comme pour un agriculteur, ce sont ses outils. On n'utilise pas une charrue quand on veut faucher un champ.
Le Rolleiflex comme talisman

Mais, désormais, il privilégie le Rolleiflex. Premier appareil acheté aux puces de Lyon lorsqu'il avait 13 ans, c'est le talisman qui le relie à son enfance : « J'ai eu la chance d'être élevé à la campagne, dans une ferme. Mes parents me laissaient tout faire. J'étais libre comme l'air. Je me baladais, j'allais chercher les vaches avec le chien Pernod, je me prélassais dans les greniers. Je rêvais. Je montais le cheval Pompon. C'était le bonheur. »

Et c'est avec son Rolleiflex que le gamin a fixé ce bonheur, avec lui qu'il a fait ses gammes de « chasseur d'images » : la cour de la ferme du Garet, avec ses poules, ses canards, son frère, ses copains de foot. C'est avec lui encore qu'il a commencé à descendre le chemin de la propriété familiale, à nourrir sa curiosité, à s'éloigner de plus en plus, pour réaliser d'autres clichés, découvrir Paris, puis le monde, devenir ce qu'il est : Raymond Depardon. Il s'en était séparé. Mais, depuis cinq ans, il utilise à nouveau cette machine à remonter le temps, même pour la photo officielle de François Hollande dans les jardins de l'Elysée.

Une image de son enfance le hante. Celle de ses parents posant pour lui, à côté de la Juvaquatre, une Renault bien carrossée, avec sa roue de secours sur le porte-bagages du toit. Son père porte un costume rayé ; sa mère, une robe noire. Cette « photo de famille » n'est pas spectaculaire. Elle ne raconte rien de particulier. C'est un souvenir, comme nous en avons dans nos albums, suspendu, prêtant à la rêverie. Un « moment doux », dit Depardon. Et c'est cela qu'il retrouve avec les portraits d'Indiens du marché de Tarabuco.

Seul changement avec le cliché en noir et blanc de la Juvaquatre, Raymond Depardon s'est mis à la couleur : « Je suis encore plus doux avec elle. Là, je suis heureux, je photographie enfin comme il me plaît, sans complexe. Je ne cherche plus à raconter l'actualité, je me fais plaisir. J'ai 71 ans, et il a fallu ce très long détour, toute une carrière pour retrouver la fraîcheur et l'innocence de mon regard d'enfant… » Ce n'est pas seulement la Bolivie qu'il contemple dans son Rolleiflex, mais, encore et toujours, la ferme du Garet.
La couleur en cinq étapes
1959 L'apprentissage à Paris.
1971 Premier reportage sur les paysans Mapuche du Chili.
1984 La Ferme du Garret, pour la Datar.
2004 Premières images de son portrait de la France exposé à la BNF en 2010.
2008 Les Indiens Yanomani, pour la Fondation Cartier.
voir photos plus haut



     La méthode Depardon en 5 photos

Par Susie Bourquin

Publié le 8 novembre 2013 à 16h33 Mis à jour le 8 novembre 2013 à 17h44



Le Grand Palais choisit la couleur pour entrer dans l’œuvre du photographe. Le commissaire de l’exposition, Hervé Chandès, commente cinq clichés pour Europe1.fr.

La couleur comme fil conducteur. Chez Depardon, la couleur est intimement liée à l’enfance. Jeune homme, il photographie sa mère, des animaux de la ferme de ses parents, le tracteur rouge et même, la toile cirée de la cuisine. 160 photographies en couleur, la plupart inédites : c’est ce qui attend le visiteur au Grand Palais, à partir du 14 novembre. L’exposition Raymond Depardon : Un moment si doux s’intéresse essentiellement au coloriste, des années 50 à aujourd’hui.

Du choc des images à la douceur. Raymond Depardon, 71 ans, à qui l’on doit le portrait officiel de Président de la république, a commencé sa carrière comme photoreporter. La couleur est alors liée au reportage, au choc de l’événement. Les années 2000 marquent un changement d’approche : la couleur s’impose désormais avec plus de douceur dans son œuvre. Ce nouveau regard, plus intériorisé, plus silencieux, se manifeste notamment lors de ses voyages en Ethiopie, en Amérique du Sud ou dans les palmeraies tchadiennes.

>>> Le commissaire de l’exposition, Hervé Chandès, commente cinq clichés qu’il a sélectionné pour Europe1.fr :
La méthode Depardon en 5 photos


" Il s’agit d’une image ancienne. Elle se trouvait dans une boîte, bien rangée avec d’autres clichés qui datent aussi des années 70. Raymond Depardon est très jeune à ce moment là. Il a une vingtaine d’années et commence à voyager loin. Il se trouve alors au Vietnam. L’homme qu’il prend en photo ici est un journaliste, comme lui, qu’il saisit dans un moment d’intimité. Il y a donc quelque chose d’autobiographique dans ce cliché. C’est une sorte d’autoportrait. L’image est également très intéressante pour sa dramaturgie. Il y a quelque chose de "lynchéen" dans cette photo ! On perçoit immédiatement le grand coloriste que Depardon est déjà. "
La méthode Depardon en 5 photos




"C’est le tout jeune homme qui est sidérant dans cette image. Depardon a 16 ou 17 ans. C’est un autoportrait d’un tout jeune homme qui se questionne déjà sur lui-même. Il vient d’arriver à Paris. Jeune photographe, il apprend son métier. Il découvre Paris, une manière de s’habiller, de se déplacer. Ce qui frappe dans cette photo, c’est l’élégance. La sienne, celle de son costume et même, celle de son scooter, considéré comme très chic à l’époque ! Il y a presque tout Depardon dans cette image. Cette photo, c’est quelqu’un qui commence. Quelqu’un qui est déjà à la fois dans l’introspection et tourné vers l’extérieur. "
La méthode Depardon en 5 photos



" On est au Chili chez les Indiens Mapuches. Raymond Depardon a 28 ans au moment où il prend cette photo. Il est parti au Chili parce que c’est l’élection du président Allende. Les Indiens se battent pour une réforme agraire, qui leur donnerait le droit de travailler sur leurs terres ancestrales. Cette photo correspond à une rencontre, celle avec l’Amérique latine, et avec les Indiens. Ces gens qui travaillent la terre lui rappellent la ferme où il a grandi. Il y a toujours chez Depardon, " par la grâce de la lumière ou de la couleur " dit-il lui-même, un rapport aux origines. Il retournera souvent filmer les Indiens, qui le fascinent. "
La méthode Depardon en 5 photos


" Cette image est très récente puisque Depardon a pris cette photo en 2013. Il se trouve à Harar, en Ethiopie. Depardon se sent bien en Ethiopie. Il s’y rend régulièrement. Il a tenu à faire des photos dans des endroits qui lui sont chers, à Los Angeles, en Ethiopie, en Amérique Latine ou au Tchad notamment. Lorsqu’il prend cette photo, il vient de passer dix jours à Harar. Il est dans l’attente, et puis cette photo survient, avec l’apparition de cet homme. Il y a quelque chose qui frappe dans ce cliché et en général chez Depardon : il a toujours un regard très classe. Il donne de l’élégance à ceux qu’il photographie. C’est le cas de ce monsieur, habillé en blanc. Cette photo, c’est l’apparition d’une élégance, un mot qui va comme un gant à Depardon. "
La méthode Depardon en 5 photos



"Ce cliché est lié à un voyage. On est au Chili, chez les Indiens Kaweskars, derniers amérindiens chiliens. Depardon se trouve à cet instant sur une toute petite île, chez une dame qui s’appelle Gabriella, et qui est la dernière femme à parler le Kaweskar. Cette femme, il l’a filmée dans son documentaire Donner la parole. Elle dit quelque chose de très beau : "Une fois que je serai morte, qui pourra nommer les choses ?"

Là encore, ce cliché emblématique de son travail, manifeste le coloriste, dans une photo très silencieuse, très introvertie. Depardon est quelqu’un qui s’intéresse au réel, avec toujours, ce regard en retour sur lui-même.

Raymond Depardon : Un moment si doux, exposition au Grand Palais, du 14 novembre 2013 au 10 février 2014.



A voir

« Raymond Depardon : un moment si doux », jusqu'au 10 février 2014, au Grand Palais, Paris 8e. Tél. : 01 44 13 17 17. Catalogue, éd. RMN, 174 p., 29 €, ainsi qu'un documentaire de Claudine Nougaret, Palmeraie éd., 26 mn, 10 €.




Evénements Cinéma
Retrospective Raymond Depardon
du 14 Novembre au 1 Décembre à la cinémathèque

Grand photographe venu du journalisme, Raymond Depardon est l'auteur d'une œuvre cinématographique, essentiellement documentaire, à quelques exceptions près, et très originale. Mêlant les vertus du cinéma direct avec l'énergie de la recherche journalistique, il a su approcher diverses réalités, celles de la politique et des institutions, celles du journalisme, celles de la France rurale.

>> Le programme détaillé des projections
En marge de la rétrospective

Quatre moments d’échange avec le cinéaste pour évoquer les grands «chapitres» de cette programmation, en écho aux lignes de force de son œuvre.
Samedi 16 novembre
-14h30 FILM + DIALOGUE « DONNER LA PAROLE »
Rencontre avec Raymond Depardon et Claudine Nougaret
animée par Alain Bergala.
À la suite de la projection de La Vie moderne, rencontre avec Raymond Depardon et Claudine Nougaret.
-18h00 DIALOGUE « AFRIQUES » + FILMS
Rencontre avec Raymond Depardon
animée par Pierre Haski(Rue 89)
La discussion sera suivie par la projection d’un programme de courts métrages.
Samedi 23 novembre
-14h30 FILMS + DIALOGUE « PRESSE, PHOTO, POLITIQUE»
Rencontre avec Raymond Depardon
animée par Serge Toubiana.
À la suite de la projection des films New York, N.Y. et 1974, une partie de campagne, rencontre avec Raymond Depardon.
-18h DIALOGUE « INSTITUTIONS » + FILMS
Rencontre avec Raymond Depardon
animée par Sylvain Bourmeau (Libération)
La discussion sera suivie par la projection des films Montage et Délits flagrants.

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