HARRY GRUYAERT
LA PHOTOGRAPHIE de A à Z, LES GRANDS PHOTOGRAPHES
HARRY GRUYAERT
« La couleur, c’est un moyen de sculpter ce que je vois. La couleur n’illustre pas un sujet ou la scène que je photographie, c’est une valeur en soi. C’est même l’émotion de la photographie. » HARRY GRUYAERT
Belgique 1941-
Belge, né en 1941 Plus de trente ans durant, de la Belgique au Maroc et de l’Inde à l’Égypte, Harry Gruyaert a capturé sur sa pellicule les subtiles variations chromatiques de la lumière d’Orient ou d’Occident.
De 1959 à 1962, il étudie la photographie et le cinéma à Bruxelles, puis réalise en indépendant divers travaux pour la mode et la publicité à Paris, tout en travaillant comme directeur de la photographie pour la télévision flamande. En 1969, le photographe effectue le premier de ses voyages au Maroc. Cette plongée au cœur des paysages et des couleurs du pays lui vaut le prix Kodak en 1976 et trouve son aboutissement dans la parution de Morocco en 1990 (ed. Schirmer-Mosel). Durant cette période, Gruyaert se rend également en Inde, en Égypte, aux Etats Unis, au Japon, en Corée et en Turquie. Loin de verser dans un exotisme stéréotypé, le regard que porte le photographe sur ces différents univers entraîne le spectateur dans des atmosphères singulières et, en un sens, impénétrables. En 1972, il photographie les Jeux olympiques de Munich, mais aussi le vol d’Apollo 14, des feuilletons américaines, et d’autres images d’actualité diffusaient sur son écran télévision. Le projet, qui a la particularité d’exploiter les couleurs de l’écran, sera exposé en 1974 à la galerie Delpire et en 2007 chez Phillips de Pury & Co. à New York. Fasciné par les paysages industriels il suit pendant plusieurs années des chantiers des grandes sociétés comme EDF, Renault, ST Electronics, Arcilor, Vinci, TNT, Ford. Gruyaert intègre Magnum Photos en 1981. En 2000, il publie Made in Belgium (Delpire), suivi en 2003 de Rivages (Textuel, reédité en 2008), série sur les bords de mer à travers le monde entier. Photopoche (Actes Sud) et TV Shots (Steidl) paraissent respectivement en 2006 et 2007.
C’est alors que l’on remarque ce que l’on ne voit pas : le noir. Harry Gruyaert est un photographe de la lumière, de ces jeux improbables entre ombres profondes et lumières saturées. L’humain est souvent dans l’ombre, une ombre qui vient le cisailler. Il est incomplet. L’ombre disloque les corps. On devine plutôt qu’on ne voit. Un bras, une main tenant une cigarette, un buste affalé. Derrière la vitre embuée d’une laverie automatique. Dans l’écran d’une télé allumée dans un salon vide et déserté. Une silhouette noire devant un tableau de Magritte. Faisant corps avec un feu de circulation. Bref. L’impression que l’humain n’est pas là où il devrait être, où il aimerait être. Des corps en tension ou d’une singulière immobilité. Lutte ou résignation. Cherche sa place. Souvent à l’abri de la lumière, des couleurs donc. Et quand Harry Gruyaert use du flash (d’une manière qui parfois rappelle Martin Parr), c’est pour braquer un projecteur trop intense et trop éphémère sur des jeunes en boîte de nuit, une femme allongée en sous-vêtement dans une boîte pleine de tessons de bouteilles, qui prend des allures de cercueil. L’homme se cache. Dans le noir que vient défier un flash, derrière un voile ou des murs de briques, dans des vêtements qui se confondent avec le décor (ce qui rappelle, là aussi, l’ironie cinglante de Martin Parr) ou des costumes napoléoniens.
Ainsi, Harry Gruyaert interroge : quelle est la place de l’humain dans ces vertigineuses perspectives, ou dans ces espaces aplatis ? La perspective est ceci : le redimensionnement du monde (et de sa représentation) à la mesure de l’homme. Harry Gruyaert n’est pas un photographe humaniste. Harry Gruyaert ne montre pas l’humain. Harry Gruyaert ne dévisage pas comme le fait Henri Cartier-Bresson et d’autres photographes dits humanistes. Harry Gruyaert fait deviner la figure humaine, ou la déplace en périphérie, ou bien s’attache à elle lorsqu’elle est voilé. Harry Gruyaert est un photographe humaniste pour la question qu’il pose de l’homme dans son environnement, dans ces espaces saturés de couleurs, tantôt d’une vertigineuse profondeur, tantôt d’une angoissante platitude. Comment la figure humaine s’inscrit-elle dans les paysages qu’il bâtit et qu’il façonne, mais qu’il a, semble-t-il, tant de mal à véritablement occuper ? Est-il seulement en mesure de trouver sa place ?
Et puis, parce qu’on ne peut s’y soustraire, se pose la question du lien et des rapports entre peinture et photographie. Simplement, me semble-t-il, parce que la photographie s’est historiquement imposée en et par le noir et blanc. Donc en partie par sa forme. Dès qu’elle s’exprime par et en couleurs, elle rôde dans le champ d’investigation qui est celui de la peinture. C’est parce qu’elle s’octroie le privilège des pigments qu’il y a une tension entre ces deux domaines qui semblent alors rentrer en concurrence. Mais pas seulement. Peinture et photographie sont deux media, qui se rejoignent tout simplement du fait de donner à voir (et étrangement, le cinéma, évolution technique de la photographie, n’a jamais semblé vraiment mettre en danger cette dernière, mais c’est un autre débat). La peinture choisit ce qu’elle veut offrir aux regards. Elle sélectionne. La photo, par son origine presque exclusivement documentaire et scientifique, tendait initialement à tout montrer, même ce qu’on ne peut pas voir - ou bien elle a servi (et sert encore !) à prouver une réalité hypothétique jusqu’au dévoilement du cliché. Ce qu’on ne voit pas parce qu’on ne le voit pas. La photographie est alors le gage de la réalité : elle valide celle-ci, comme si le témoignage, la reproduction instantanée avait plus de valeur que le fait, le produit, la réalité elle-même.
Mais c’est ignorer un simple fait, pourtant tout à fait déterminant : cadrer, c’est déjà choisir de montrer, c’est déjà sélectionner parmi la réalité, et parfois au-delà ou en deçà. Dans ses premières heures, la photographie était donc documentaire, industrielle, scientifique, louée pour tous les détails qu’elle était capable d’offrir. L’œil mécanique et mécanisé, la machine, surclassait la main de graveur, le pinceau du peintre. La photographie tendait à « tout » montrer (sauf l’homme, absent des premières conquêtes urbaines, ou bien sous forme de portrait, de salon ou de prison). La peinture, elle, encore une fois, refuse de reproduire toute la réalité malgré les vieilles poétiques aristotéliciennes, pour n’en offrir que ce que l’artiste en aura voulu extraire. Dans cette perspective, on peut affirmer, je crois, que Harry Gruyaert peint. Tout montrer ne l’intéresse pas. Harry Gruyaert n’est pas un reporter. Harry Gruyaert peint parce qu’il est le photographe de la couleur et surtout, de l’ombre. Les grandes zones d’ombre si caractéristiques de ces clichés (notamment ceux du Maroc) lui permettent de sélectionner, de choisir ce qu’il y a voir, à montrer. Ces grands aplats noirs sont pour lui le moyen de désigner le réel, de le trancher. De le sculpter. Matisse et ses ciseaux dans ses grandes feuilles bleues, rouges, vertes…
L’ombre, le noir, c’est un peu les ciseaux de Matisse dans l’œil de Harry Gruyaert.
A défaut de l’humain, Harry Gruyaert en guette les traces. Une planche à repasser à côté d’une porte close d’une chambe d’hôtel, une télé allumée, une fête foraine fermée ou abandonnée, des chaises vides… Ce sont des traces, traces de couleurs, qui indiquent ce qui a été, ce qui manque. C’est ce manque que vient combler la photographie elle-même : photographier des déserts urbains, domestiques ou naturels, c’est dire que ce ne sont pas tout à fait des déserts, puisque quelqu’un y est, qui en témoigne par une photographie, preuve tangible de la présence, du passage. L’œil humaniste et noir et blanc de Bresson faisait du positionnement du photographe l’un des paramètres essentiels de l’instant décisif. Être au bon moment, au bon endroit. Harry Gruyaert, au contact du vide, du déserté, ne laisse rien voir de sa présence. On trouvera en revanche chez un autre grand coloriste, Stephen Shore, une véritable recherche sur la figure du photographe, dans une lignée très américaine ouverte par Robert Frank. Celui-ci a sécoué la photographie en opérant une sorte de volte-face : Frank a placé le sujet dans la partie invisible de la photo. Ce qui s’observe n’est plus ce qui se voit entre les bordures de la photographie, mais ce qu’on devine face à ce qui est représenté. Frank ne témoigne pas des Américains, mais bien de lui-même. Le sujet n’est plus dans le représenté, mais l’acte même de représentation. Ce qui est observé est un regard, le sien. Lui.
Il y a longtemps que la photographie, ou du moins une partie, a fait le choix de ne plus s’intéresser à la réalité stricto sensu. Pensons notamment au mouvement surréaliste pour qui la photographie constitue très vite une arme de distorsion massive, qui vient tordre le réel par la mise en évidence de certaines tricheries du procédé photographique lui-même, qui crée l’illusion du réel par le réel ou le rêve par l’exploration et la déconstruction de la réalité.
De plus, cette question du réel et de la réalité appartient essentiellement au photojournalisme (historiquement noir et blanc, et dont les plus grands noms ont vertement exprimé leur aversion pour la couleur) et à la photographie dite humaniste. Dans la tradition scientifique (voire scientiste) des premières utilisations de la photographie, le photojournalisme tel qu’il s’est développé au XXème siècle a pour vocation de documenter, de témoigner, voire d’instruire. En cela, elle suit la dynamique des Frères Lumières formant des caméramans qu’ils expédient ensuite aux quatre coins du monde pour en ramener des images, comme afin de tenter de faire le puzzle de la réalité, éparse, disséminée, multiple ; mais, dans l’utopie positiviste, une.
Et puis disons-le : le monde n’est pas. Le réalité n’est jamais que ce que l’on en voit. Le regard : un voile que l’on pose sur une masse, une forme invisible qui alors devient visible ; le réel.
Harry Gruyaert ne fait pas en couleurs pour faire plus vrai, plus réaliste. Dès ses débuts, Harry Gruyaert cherche à faire en couleur. A faire. Et non simplement à retranscrire, à reproduire, à témoigner. Harry Gruyaert, par la photo, semble investir et agir sur la réalité. C’est bien le cas de sa série TV Shots qui constitue son premier travail d’importance, et dont il tirera les premiers témoignages de reconnaissance.
Pour revenir à Harry Gruyaert, il établit donc un dialogue, entre ce qui et ce qui n’est pas, le recherché et le deviné, entre le noir et la couleur. Ce sont ces deux derniers qui véritablement structurent l’image. La couleur n’est pas une simple forme, elle est chez Harry Gruyaert bâtisseuse de l’espace photographique. Ses clichés sont composés par la couleur qui rythme l’image, autant que l’usage des lignes de forces (généralement verticales, afin de donner du rythme aux images). La couleur constitue la photo autant que le sujet capté. Elle n’est pas une excuse, un prétexte, elle est une forme de langage qui tente d’établir une correspondance entre la figure humaine et son environnement. Correspondance, on l’a vu, souvent contrariée par ces grands aplats de noirs.
Harry Gruyaert est sans aucun doute l’un des premiers, par sa pratique, à satisfaire cette demande implicite, en remportant en 1976 (la même année que les expositions d’Eggleston et de Shore au MoMa) la première édition du prix Kodak de la critique photographique. C’est une question à vrai dire délicate que celle de cette confrontation entre la photographie couleur européenne et américaine. Harry Gruyaert reconnaît l’influence déterminante de ses voyages, notamment aux Etats-Unis. Du point de vue pictural, il avoue avoir été marqué tant par le pop art que par la peinture flamande. Le confronter aux Américains, c’est courir le risque de réduire ceux-ci selon une lecture trop étriquée. Néanmoins, il convient de noter combien les productions photographiques américaines ont été centrées sur leur continent. La photographie participe de cette interrogation, cette quête identitaire typiquement états-unienne, dans un pays que la grande histoire a beaucoup moins marqué physiquement. Le parcours spatial de Robert Frank, comme celui de Shore, décentre cette quête de la nation à l’individu. Le premier intitule son ouvrage The Americans (le pluriel est important) tandis que le second ponctue Uncommon Places d’autoportraits dans des chambres de motel, de photographies de nourriture, et surtout de paysage dont on sent qu’ils tendent à donner à voir quelque chose d’immuable. Ce sont des endroits qu’on dirait justement oubliés de l’Histoire, des déserts, naturels et urbains, qui ont la force de manifestes identitaires. William Eggleston quant à lui, plus extrême dans le choix de ses sujets, compositions et cadrages, se centre davantage les manifestations et symboles quotidiens d’une société américaine disparate, et dont certaines vérités seraient à voire dans les zones périurbaines. Quand on lui fait remarquer l’étrangeté de ces compositions, du fait qu’elles se concentrent autour d’un point au centre de l’image, William Eggleston, né à Memphis, évoque le drapeau sudiste.
Harry Gruyaert conserve, lui, cette tripartition de l’image, ce sens de lecture diagonale, cette importance rigoureuse des lignes qu’il mue en couleurs. La construction de ses images, évidente, s’inscrit dans une tradition plus européenne de la photographie. On ne reconnaît pas la nervosité de Robert Frank, ni le rapport frontal de Walker Evans. On pourrait dire que Harry Gruyaert est plus « esthétisant », moins nerveux, dans une tradition plus pictorialiste finalement quant à ses paysages. L’identité des populations des pays qu’il parcourt n’est pas une fin, puisque les couleurs et la lumière la fondent, et que son image la compose plus qu’elle ne la questionne. La couleur elle-même est gage d’une identité qui n’est pas à découvrir, à forger. Elle compose et structure la photo, présentant ainsi cette tension curieuse entre harmonie et bigarrure, l’uni(fié) et le choc imprévu.
« La réalité, dit Harry Gruyaert, ressemble à un collage de Picasso dont les éléments n’étaient pas faits pour être mis ensemble, mais qui, soudain juxtaposés, signifient et disent quelque chose d’original et de très fort, insaisissable avant. » On rôde décidément au bord du surréalisme. La photographie alors ne témoigne plus seulement, elle prétend, comme n’importe quel champ artistique, décrypter l’inintelligible, dire l’indicible, donner à vivre une expérience, ici celle du (et des) sens.
Cette matière de lumière, déformée, broyée, détournée par les manipulations électroniques, puis capturée dans un flux, figée par la chimie instantanée de la pellicule argentique, contient aussi du temps. Celui de la captation, issu d’une époque où l’acte de création était encore le plus souvent immédiat. Mettre aujourd’hui cette matière et ce temps en espace et en mouvement est un enjeu qui pose de nouvelles questions, par l’arrivée du pixel et du processus numérique.
Scénographie
L’installation au Passage du Désir, sera constituée de 4 écrans sur lesquels seront projetées environ 220 photographies extraites de la série « TV Shots » et d’un dispositif quadriphonique. Le spectateur sera immergé à l’intérieur d’une boîte cathodique où images et sons conjugués exerceront une "pression sensorielle" forte et où il sera possible de vivre une expérience physique autant qu’esthétique. Cette installation est basée sur l’idée d’une image à laquelle on ne peut échapper, démultipliée et projetée sur les quatre faces d’un espace intérieur clos. On quitte alors la frontalité hypnotique de la source télévisuelle pour entrer dans une chorégraphie de l’espace visuel et sonore.
Notre approche du dispositif s’est d’abord portée sur l’écriture rythmique, formalisée par le quadriptyque mais aussi perturbée par la trace du geste expérimental initial, traduit de façon sensible par un travail quasi instrumental sur la couleur numérique.
Création Sonore
La projection de « TV Shots » sur 4 écrans requiert une mise en son et en espace particulière. Le travail de Harry Gruyaert sur la couleur et les formes abstraites qu’elle génère sera transposé en timbres instrumentaux et électroacoustiques. C’est par leur matière, mais aussi par le mouvement des sons, leur vitesse et leur dynamique que va se construire l’espace sonore.
Les sujets d’actualité montrés dans « TV Shots » offrent un matériau sonore extrêmement riche. L’utilisation fortuite de citations synchrones collectées dans les archives télévisuelles donnera une présence vivante et violente aux images.
Harry Gruyaert
Photographe belge vivant en France, membre de Magnum Photos, Harry Gruyaert analyse les problématiques de la couleur et sa construction de l’image. En 2000, il publie Made in Belgium (Delpire), suivi en 2003 du très remarqué Rivages (Textuel, réédité en 2008), série sur les bords de mer à travers le monde entier. Photopoche (Actes Sud) et TV Shots (Steidl) paraissent respectivement en 2006 et 2007. Les tirages de « TV Shots » ont été exposés en 1974 à la galerie Delpire et en 2007 chez Phillips de Pury & Co. à New York.
Je vivais à Londres au début des années 70. Il y avait un poste de télévision détraqué dans l’appartement où j’habitais ; il donnait la possibilité, en bougeant l’antenne intérieure et en déréglant davantage les commandes, d’obtenir des couleurs fascinantes. Il faut savoir que le magnétoscope n’existait pas, encore moins l’arrêt sur l’image, ni la possibilité de revenir en arrière. J’étais donc en direct avec l’actualité, ‘live’, l’appareil photo à la main en m’approchant parfois très près de l’écran pour cadrer différemment. Je me trouvais finalement dans une situation très proche de celle de la photographie de rue, où, pour moi, une bonne image est une question de hasard maîtrisé, une sorte de petit miracle. Harry Gruyaert